Les voix multiples du temps

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Rien ne fait autant tourner la tête à un chroniqueur littéraire – qui, par définition, est d'abord et avant tout un fanatique de littérature – que la conviction d'écouter une voix, celle d'un écrivain dont l'œuvre est appelée à s'inscrire dans la continuité et la durée. À titre d'exemple, les trois cas retenus ici: une nouvelle recrue, un récidiviste de talent et un vétéran qui n'a plus rien à prouver.

L’air du temps présent
La parution ce printemps du Charme discret du café filtre, premier recueil de nouvelles d’Amélie Panneton, a été accueillie par des éloges unanimes et mérités. L’auteure, née en 1985 à Québec, y brosse le portrait attachant de personnages de sa génération, qui vivent leur vingtaine en cette époque en deuil de repères. L’idée, toute simple et néanmoins fort bien menée, consiste à faire cohabiter dans ce recueil les locataires d’un immeuble du quartier Saint-Roch, à Québec, au fil d’une série de brèves vignettes dont chacun sera tour à tour le protagoniste et/ou l’instance narrative. On n’en apprendra pas beaucoup à leur sujet, mais l’intérêt se situe ailleurs, dans le plaisir de les accompagner le temps d’un souvenir, d’une méditation, d’un échange.

Le livre débute avec le groupe qui partage le 6 ½ au premier étage et se clôt avec cette mère monoparentale installée au troisième, qui doit se lever dès trois heures du matin parce qu’elle a littéralement du pain sur la planche à titre d’employée d’une boulangerie. Dans un style impressionniste, qui privilégie l’atmosphère plutôt que la mise en situation réaliste, Amélie Panneton jongle, au fil des monologues intérieurs, avec les émotions et les points de vue des uns et des autres. Elle aborde candidement les petites joies et douleurs du quotidien, les aspirations et les déceptions, les inévitables chagrins d’amour ou d’amitié, ces routines qui assassinent le rêve et les difficultés de dire et de se dire. Son aisance naturelle, sa capacité à éviter les écueils de l’emprunté et de l’alambiqué assurent à l’ensemble sa cohésion. Plus que prometteur, vraiment, pour la suite des choses.

Le temps qui file
Jean-Simon DesRochers a le sens des titres énigmatiques et accrocheurs, mais heureusement l’intérêt de ses bouquins ne se limite pas à cela. À La canicule des pauvres, volumineux premier roman qui lui avait valu une mise en nomination au Prix des libraires 2011, succédait il y a quelque temps ce Sablier des solitudes qui confirme sa position dans le peloton de tête des romanciers émergents d’ici. Dans un cas comme dans l’autre, le lecteur est invité à arpenter des univers romanesques riches et complexes, illustrations concrètes des ambitions considérables de l’écrivain.

Histoire de varier les propositions, DesRochers a troqué la chaleur torride de l’été montréalais pour la froideur hivernale d’une route secondaire en province et réduit de moitié la quantité de protagonistes. C’est janvier, on n’y voit goutte dans la poudrerie et, dans ce no man’s land nordique, paysage quasi lunaire, une douzaine de voitures entrent en collision. Au nombre de treize, les personnages se retrouvent coincés dans la carcasse de leur véhicule respectif; blessés, frigorifiés, et pour certains oscillant entre la vie et la mort, ils et elles attendent les secours qui n’arriveront peut-être pas. Ces treize infortunés forment une faune bigarrée à souhait, comme le romancier semble les aimer: une soldate en permission, un ingénieur, un camionneur, une masseuse, un politicien masochiste, une peintre, une fillette, un ancien bourreau texan, etc. Ces gens ordinaires, mais pas sans histoire, issus d’horizons multiples, n’ont pas grand-chose en commun les uns avec les autres… en dehors de leur situation éminemment dramatique, mais décrite posément, avec ce refus catégorique du pathos et du mélodrame qui caractérise la manière de DesRochers.

En somme, DesRochers récidive son tour de force initial avec ce nouveau roman choral où toutes ces voix disparates entonnent une sorte d’hymne à la capacité de l’humain de lutter contre l’adversité, de triompher parfois et d’en profiter pour se réinventer.

Le temps aboli
Enfin, je m’en voudrais de passer sous silence la parution d’Une plage intemporelle, le plus récent recueil de poésie d’Anthony Phelps, figure incontournable des lettres haïtiennes et québécoises depuis un demi-siècle déjà. En 1961, avec Marie Chauvet, Davertige, Roland Morisseau, Serge Legagneur et René Philoctète, Phelps formait à Port-au-Prince le groupe Haïti littéraire qui allait marquer l’histoire intellectuelle de sa patrie. Contraint à l’exil par le régime dictatorial de Papa Doc dès 1964, l’auteur de Mon pays que voici s’est installé à Montréal, d’où il a continué de rayonner comme poète et romancier à la manière d’un astre.

Regroupés en six parties («Sous la coulée du songe», «Une plage entre les bras», «Le rêve sous tes pas», «Héritière des mythes», «Homme empreinte» et «Teinturière») qui se répondent comme les mouvements successifs d’une symphonie, ces nouveaux poèmes traquent «l’intime fête horizontale» dans le moindre repli de la mémoire. Outre cet érotisme diffus et joliment troublant, on y lit les échos d’une nostalgie et d’une mélancolie qui n’ont cependant rien de morbide. Ces vers lumineux célèbrent au contraire ce temps où le temps est aboli, où le présent cohabite avec le souvenir et l’avenir, «en rythmes improbables / tes mains ravivent le récit de la tendresse / délivrant tant d’images / emprisonnées dans leur musique / car il fait beau».

Et s’il se qualifie, avec ironie et lucidité peut-être, de «vieil artisan / tisserand de syllabes», son regard poétique n’a rien perdu de son acuité d’antan, les traits sont toujours aussi fins et les couleurs toujours aussi vives. Certes, chaque grain de sable de cette plage court le risque de s’engouffrer dans l’oubli, ce qui pourrait à la rigueur être source de tristesse; mais, le poète insiste, «Le temps est seul. / Le temps te nargue. / Le vin est doux et te conforte. / Pour la jubilation de mon regard / une lucarne de soleil / conjuguera toujours ton corps / au temps présent de la lumière.»

Bibliographie :
Le charme discret du café filtre, Amélie Panneton, La Bagnole 152 p. | 16,95$
Une plage intemporelle, Anthony Phelps, Le Noroît, 90 p. | 18,95$
Le sablier des solitudes, Jean-Simon DesRochers, Les Herbes Rouges, 360 p. | 29,95$

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