Les lumières de la rampe

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D'où nous vient notre fascination pour la magie, le spectacle ? De notre nostalgie de l'enfance, de notre besoin de rêver une issue à une réalité insoutenable ou encore de notre soif de rédemption ? Écrivains à l'inspiration et à la manière fort distinctes, Sergio Kokis et Gaétan Soucy signent des fables où il est question des scènes du monde et qui explorent les parts obscures de l'âme humaine.

De l’avis de plusieurs, la « trilogie du cirque » que clôt Le Magicien serait le plus ambitieux projet littéraire entrepris par Sergio Kokis, à qui l’ambition ne fait pourtant pas défaut. Amorcée avec Saltimbanques et Kaléidoscope brisé (XYZ, 2000 et 2001), ce monumental triptyque prenait prétexte de retracer le déclin d’une troupe de forains fuyant l’Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale et esquissait une fresque hallucinée du dernier demi-siècle en Amérique latine.

Dans l’entrevue qu’il nous accordait l’an dernier, l’écrivain et peintre d’origine brésilienne parlait de l’influence qu’ont eu sur son imaginaire ces cirques agonisants qu’il a fréquentés au fil de son enfance à Rio. « Ils sont l’origine de tous mes tableaux, la source de toute mon éducation artistique, nous confiait-il. Les affiches, les artistes, les roulottes, tout cela se retrouve dans mes toiles. » Depuis, l’artiste peint ces personnages qui le hantent, comme le mime Markarius qui lui avait inspiré son premier roman, Le Pavillon des miroirs, ou encore le magicien Spivak, personnage central du Magicien, qui troque ici son chapiteau pour un autre. Rebaptisée Don Dragón par le général Alfredo Stroessner, président du Paraguay de 1954 à 1989, qui en a fait l’un de ses principaux conseillers, cette « ordure absolue » se retrouve donc dans l’arène de la politique latino-américaine.

En allant plus loin que Mario Vargas Llosa dans son portrait romancé de Rafaël Trujillo, bienfaiteur de la République dominicaine de 1930 à 1961 (La Fête au bouc, Gallimard, 2002), Sergio Kokis plonge carrément dans la tête d’un dictateur pour y pratiquer une sorte d’autopsie à froid. Récapitulant cinquante ans de vie politique et sociale, le romancier dissèque la psyché collective de l’hémisphère austral d’Amérique et tente d’expliquer par quels mécanismes cette terre paradisiaque a engendré autant de dictateurs. Don Dragon – autrefois criminel de guerre en goguette –, résume ainsi la tragicomédie dont son pays adoptif est la scène : « Le dictateur est une partie essentielle de l’âme paraguayenne, je dirais même de toute la paraguayedad. Le renier, ce serait comme répudier l’héritage tutélaire du fondateur, ouvrir la porte à l’anarchie et à la disparition de la culture guarani. » Selon Kokis, la figure du macho, mâle viril jusqu’à la brutalité, dominateur, égocentrique, archétype omniprésent dans l’imaginaire latino-américain, y est pour beaucoup. Mais il faut aussi s’attarder à l’Histoire et ses ratés, il va sans dire, ainsi que le fait le romancier en évoquant le legs des habitants précolombiens de ces terres.

Des réflexions sur le mysticisme, le pouvoir et l’abus de pouvoir, la mégalomanie, la masculinité et le poids d’une tradition phallocrate séculaire constituent les fondations d’un roman fort touffu. Du Pavillon des miroirs à Kaléidoscope brisé, Sergio Kokis nous a habitués à des structures romanesques complexes. Rédigée dans son écriture dense et éminemment personnelle, chaque page du Magicien témoigne de sa culture et de son intelligence qui jonglent avec des parts égales de lucidité et de cynisme.

Il était une fois en Amérique…

À n’en pas douter, le cinquième bouquin et quatrième roman de Gaétan Soucy compte parmi les titres les plus attendus de la rentrée littéraire d’automne. Et pour cause ! La Petite Fille qui aimait trop les allumettes, son précédent ouvrage, avait connu ici comme en France un retentissant succès critique et populaire tel que Soucy avait littéralement été catapulté au tout premier rang des écrivains québécois contemporains. Après une relecture des thèmes de La Petite Fille… destinée à la scène (Catoblépas), non dénuée d’intérêt quoi qu’en disent ceux que la pièce a laissés sur leur faim, l’écrivain a repris sa plume de romancier pour accoucher d’une histoire qui le hantait depuis plus de vingt ans.

Amnésique en apparence, Xavier X. Mortanse débarque à New York dans les années 20, vaguement persuadé de son origine hongroise. Dans des lettres quotidiennes qu’il destine à une sœur dont il ignore même l’adresse, le héros de Gaétan Soucy raconte ses heures sur les chantiers de démolition où il a été engagé comme apprenti. La vie n’est évidemment pas facile pour cet outsider parmi ces hommes brutaux et sans culture, qui s’échinent à préparer l’érection d’une Amérique forte et arrogante sur les ruines des habitations condamnées où vivaient de petites âmes miséreuses qu’on n’a pas hésité à exproprier. Volontiers rêveur, notre homme se découvre des talents insoupçonnés – notamment, pour les échecs – mais fait surtout la rencontre de Strapichacoudou, une prodigieuse grenouille qui chante, danse et ne tarde pas à s’éprendre de lui, grâce à qui Mortanse compte faire fortune sur les scènes du music-hall.

Roman aux accents kafkaïens (on pense à Amerika), baroque et énigmatique à souhait, peuplé de personnages uniques et louches, Music-hall ! récapitule et amplifie des thèmes chers au romancier, notamment le rapport entre identité et souvenirs, la conscience coupable, l’androgynie et la violence. Soucy y déploie sa plume inventive, précise, foisonnante, sur un ton qui contribue à camper une atmosphère proprement apocalyptique. Car l’avènement d’une ère nouvelle, celle des triomphes anticipés de l’Amérique moderne et impérialiste, ne se fera qu’au prix du sacrifice d’un monde ancien, appelé à disparaître par les sirènes du progrès. Avec son art inimitable, qui combine les astuces du romancier aguerri aux illuminations du philosophe érudit, l’écrivain fait écho simultanément à ce déclin et à ce changement de règne tout au long des quatre parties de ce récit sombre et cependant pas dénué d’un humour fin et discret. De cette lecture exigeante et jubilatoire, on ressort à la fois gavé et un brin étourdi par la virtuosité sans esbroufe de Gaétan Soucy.

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Le Magicien, Sergio Kokis, XYZ/Romanichels
Music-hall ! , Gaétan Soucy, Boréal

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