Les caprices de Schéhérazade

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Le vendredi, la fébrilité et le désordre transformaient la librairie en un tel champ de bataille que le débarquement de Normandie s'en trouvait réduit à un bucolique déjeuner sur l'herbe. Nous courions toujours, arqués, têtes baissées, entre les sonneries des téléphones qui nous mitraillaient; les livreurs qui ne cessaient de rouler nos boîtes de commandes vers l'entrepôt avec l'urgence de brancardiers vers l'hôpital de brousse; et, blêmes, mains jointes, les clients réguliers attendaient avec inquiétude le verdict: «Alors, mon livre? Non! Ne me dites pas… Épuisé!! Impossible! Si jeune! Il n'y avait pas quatre ans qu'il était sorti!».

Et la rentrée qui ajoutait au carnage! Des hordes de petits barbares blonds ne cessaient d’envahir le magasin, se bousculant au comptoir, monnaie exacte en main, pour obtenir leur exemplaire de Tristan et Iseult, que Charlotte et Véronique leur distribuaient mécaniquement, hébétées de voir soudain leur vocation réduite à un travail à la chaîne.

Je roulais donc vers les rayons lorsque Léonard m’a happée de sa grosse patte, aussi prestement qu’un
grizzli tire une truite de sa rivière:

– Ariane: enlève-moi ces patins à roulettes immédiatement!

– Fais-moi cloner en huit exemplaires, d’abord!

Et prenant à témoin une liste scolaire:

– Le prof ne nous a pas avertis, mais sa classe au grand complet réclame La vie mode d’emploi!

Léo a froncé les sourcils:

– Classe d’université?

– Secondaire 4…

– Hein?! Mais… ils sont bien trop jeunes pour vraiment apprécier! Est-ce qu’on donne des petits pots de foie gras et des biberons de Sauternes aux nouveau-nés?! Faut y aller doucement, bien les séduire, pas leur faire peur! Comme s’il n’y avait pas assez de chefs-d’œuvre accessibles à lire!
Il m’a arraché la liste des mains:

– Je vais l’appeler, le prof! S’il manque d’imagination, il n’a qu’à s’adresser à un libraire! Chacun son métier! Non mais, est-ce que je m’arrache mes dents moi-même, moi?

Perplexe, je l’ai regardé gagner sa caverne en grognant, puis me suis précipitée à l’avant du magasin, attirée par l’arrivée bruyante, joyeusement flûtée, de Mme Mackenzie.

– Mon doux Seigneur ! C’est Beyrouth!

Elizabeth Mackenzie était ma cliente. Ma fierté, mon orgueil. Il y a quelques mois, elle m’avait en effet confié qu’elle désertait une librairie concurrente, grande surface par surcroît, charmée par mes suggestions de lectures. Depuis, elle me vouait une fidélité sans bornes, n’acceptant pas même les conseils de mes collègues. En échange, je lui garantissais une soumission d’eunuque, ne me pliant qu’à ses – fort nombreux – caprices, tant qu’elle trônait en nos lieux. Au début, Léonard avait bien sûr grondé, n’appréciant pas du tout de voir une de ses libraires monopolisée par une seule cliente, parfois même pendant plusieurs heures. Il avait même failli intervenir jusqu’à ce qu’il voie les factures royales que Schéhérazade laissait négligemment tomber derrière elle… dans le tiroir-caisse de la librairie en l’occurrence.

Une des nombreuses raisons pour lesquelles j’admirais Elizabeth Mackenzie, c’est qu’elle personnifiait à elle seule la littérature anglaise. Dans sa longue robe Empire, elle tenait la réception nocturne de l’hôpital voisin avec l’esprit rêveur des gouvernantes de Brontë, une main blanche à son livre, l’autre à son cœur. Ses cheveux noirs, retenus impeccablement par des peignes en ivoire, son visage intelligent, déterminé, sa silhouette longiligne, sa démarche altière et nonchalante, tout en elle rappelait l’élégance racée des riches aventurières de Forster, qui tuaient l’ennui à Florence ou Delhi. Sous sa sérénité immuable de brodeuse austenienne, elle cachait des passions violemment shakespeariennes, qu’elle n’a pas hésité à me confier, parfois avec l’humour mordant de Woodhouse, d’autres fois avec la mélancolie pluvieuse de Byron.

– Bonjour, Mme Mackenzie !

–Combien de fois t’ai-je dit de m’appeler Elizabeth! Tu es ma libraire! La seule personne au monde qui connaît mes secrets mieux que toi, c’est mon gynécologue… et encore!

Me voyant déposer devant elle son imposante pile de bouquins, elle les a vérifiés avec méfiance:

– Ils ont tous leur hymen?

Rougissante, j’ai tenté de ne pas regarder le vieillard qui, non loin de nous, ajustait son appareil d’audition, certain d’avoir mal compris. Un des caprices de la sultane était d’exiger des livres sublimement neufs. «Rien de plus écœurant qu’un livre jauni et poussiéreux! On ne sait jamais qui s’est mouché dedans!», clamait-elle souvent, repoussant le pauvre objet lorsqu’il avait un peu d’âge, et exigeant qu’on lui en commande un autre. «Dès que je les ramène chez moi, je protège tous mes livres d’une pellicule de plastique. Et, un après l’autre, je les déballe pour les lire. Ils doivent être vierges ou je ne les lis pas: je dois être la première, la seule à les feuilleter. D’ailleurs, j’abuserais beaucoup si je te demandais de me les emballer, à l’avenir, dès que tu les reçois? Rien que toi, Ariane! Personne d’autre!».
Rassurée sur l’état de ses «bijoux», elle s’est accoudée au comptoir, le menton dans les mains, les yeux embués de reconnaissance : «Oh, Ariane… Le mur invisible! Merci! Quand je pense que j’ai vécu trente-cinq ans sans connaître Marlen Haushofer! Tu comprends, la détresse, puis l’adaptation de cette femme, soudain seule au monde après le cataclysme qui l’entoure du fameux mur… elle doit lutter non seulement pour sa survie, mais contre elle-même, pour ne pas céder à la folie! Ah! quand elle a craqué sa dernière allumette, c’est pas mêlant, j’ai sangloté comme une petite fille!».

J’allais renchérir à son enthousiasme lorsqu’un imposant barbu à lunettes d’écailles a fait une entrée fracassante dans la librairie. M’apercevant, il a foncé sur ma petite robe rouge aussi rationnellement qu’un aurochs:

– C’est vous qui refusez de vendre La vie mode d’emploi à mes élèves?

Horrifiée de le voir saccager ainsi notre imaginaire, je ne lui ai pas répondu, l’abandonnant sans remords au grizzli qui bondissait sur lui, pour entraîner Schéhérazade bien à l’abri des hostilités, vers les sphères vaporeuses du rayon poésie. Portraits de mers, d’Hélène Dorion, vous connaissez, Elizabeth?

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