La vie, en dépit de tout

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« Mourir, cela n'est rien », chantait Brel. Mais aimer, désirer, vivre, tout ça ne semble pas être une sinécure non plus, à en croire certains livres. Heureusement qu'au-delà du voile des ténèbres qui nous entourent, reste toujours la flamme vacillante de la beauté. C'est ce qu'on découvre en tous cas à lire Marie-Claire Blais et ses cadettes, Marie Uguay et Catherine Lalonde.

Le mal de vivre

On aime répéter que les livres de Marie-Claire Blais sont ténébreux. Et ce n’est certes pas Augustino et le chœur de la destruction, troisième volet de la trilogie entamée avec Soifs, qui dissipera cette idée reçue. Pourtant, je préfère penser que Marie-Claire Blais écrit des romans exigeants, comme l’est parfois la littérature, mais ces exigences n’expriment rien d’autre que le refus de la facilité qui prévaut dans trop de domaines à l’heure actuelle. Suite logique des précédents, le Blais nouveau nous ramène dans la même île du golfe du Mexique que nous avions explorée dans Soifs et Dans la foudre et la lumière. Véritable microcosme, l’île est peuplée de personnages forts et complexes, tous et toutes en proie à une certaine angoisse, un certain mal de vivre tout à fait typique de notre monde en deuil de valeurs et de repères. Ils sont légion, les personnages : de Lazaro, ce fils d’islamiste dans les veines de qui la rage coule tel un poison, à Carlos, le détenu qui rêve de liberté ; de Caroline, la photographe bourgeoise à Charley, sa gouvernante « qui a moins de mots mais plus d’images » ; de Mère, la sagesse faite femme, à Adrien, vieux critique littéraire aigri (devrions-nous d’ailleurs chercher le modèle de ce protagoniste en notre république des lettres?). Au gré d’une narration savamment orchestrée, le lecteur est convié à butiner les pensées, à goûter dans le détail et dans l’ensemble le grondement de ce chœur de la destruction au-dessus duquel s’élève la voix d’Augustino, écrivain prométhéen, héraut plus que héros de ce roman polyphonique. Comme toujours chez Blais, et plus que jamais, l’écriture est dense, ciselée, sans compromis, le souffle proprement inépuisable. La romancière n’y raconte pas tant une histoire qu’elle inscrit ses personnages dans la marche inexorable de l’Histoire. On chercherait en vain la faille dans cet univers minutieusement construit, étourdissant à force de ressembler au nôtre. Vraiment, cette femme mystérieuse à qui l’on doit tant de jalons incontournables de notre littérature vient encore une fois de signer une œuvre qui mérite le statut de classique.

La soif de vivre

Allez savoir pourquoi, notre littérature est prodigue en poètes au sort tragique, dont l’envol n’est pas sans rappeler la figure d’Icare, brûlé pour s’être trop approché de sa propre blessure incandescente. On pense à Nelligan, certes, à Saint-Denys Garneau aussi. Et puis on pense à Marie Uguay, plus proche de nous dans le temps, qui est passée comme une étoile filante dans le firmament de nos lettres. Emportée en 1981 par le cancer à l’âge de vingt-six ans, Uguay a de son vivant publié trois recueils (Signe et rumeur, L’Outre-vie et Autoportraits), qui ont acquis au fil du dernier quart de siècle une importance capitale dans l’histoire de la poésie d’ici. À ces œuvres connues et célébrées à juste titre, les éditions du Boréal ont ajouté un grand nombre d’inédits (Poèmes en marge et Poèmes en prose), ainsi qu’une éclairante préface de Jacques Brault. En même temps que cette intégrale tout juste intitulée Poèmes, on a également fait paraître le journal de la disparue, dont le texte définitif a été établi par Stéphan Kovacs, son compagnon. Dans les inédits comme dans les œuvres déjà parues, on retrouve avec bonheur la Marie Uguay qu’on connaissait : chantre de la sensualité et des nourritures terrestres, poète de la plénitude et de la beauté. De prime abord, compte tenu du destin qui fut le sien, cela peut avoir un air de paradoxe. Le Journal révèle une facette inédite de l’écrivaine qui avait, découvre-t-on, tâté de la prose, jonglé avec l’idée d’écrire un roman, même si ses dispositions naturelles la ramenaient invariablement à la poésie. La maladie l’aura emportée trop vite pour qu’elle puisse investir sa formidable sensibilité dans un univers romanesque. Quel dommage ! Mais quel grand privilège que celui d’entrer dans l’atelier, dans l’intimité de cette grande poétesse, habitée d’une inassouvissable soif de vivre !

La rage

On ressent toujours une sorte de malaise à l’idée d’encenser le travail de quelqu’un qu’on connaît et apprécie dans la « vraie vie » –– d’autant plus que les esprits chagrins sont toujours prompts à chercher des traces de népotisme derrière tout éloge. Heureusement, les critiques positives recueillies par Cassandre, la suite poétique aux échos mythologiques qu’a signée Catherine Lalonde cet hiver, me gardent de tout soupçon. Je ne fais donc qu’ajouter ma voix aux louanges suscitées çà et là par l’ouvrage de la poète-chorégraphe et danseuse, son deuxième après une œuvre de jeunesse déjà ancienne (Jeux de brume) qui lui avait permis de remporter le concours Critère du temps de ses études collégiales. On a beaucoup parlé du point de vue masculin privilégié par Catherine Lalonde pour livrer ce chant d’amour et de douleur, doublé d’une méditation implacable sur le rapport entre dominant et dominée qui afflige trop de relations amoureuses. Lalonde n’est certes pas la première femme à revêtir un masque masculin pour écrire, peu s’en faut, mais elle le fait ici avec une vigueur à donner froid dans le dos. Il y a beaucoup de violence et de rage dans les pages de Cassandre, mais ni l’une ni l’autre n’empêchent l’émergence de la beauté. Ce n’est pas rien : qu’on se le dise.

Bibliographie :
Augustino et le chœur de la destruction, Marie-Claire Blais,
Boréal, 305 p. 25,95 $
Poèmes et Journal, Marie Uguay, Boréal, 216 et 326 p. 19,95 $ et 25,95 $
Cassandre, Catherine Lalonde, Québec Amérique, 88 p. 16,95 $

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