Les poètes Maude Jarry et Tara-Michelle Ziniuk nous aident à passer à travers la nuit.

Je repense souvent à une vieille chronique de Pierre Foglia sur les peines d’amour, dont le souvenir s’est inscrit dans mon imaginaire comme sur la peau la cicatrice d’une brûlure. Je me souviens précisément de cette chronique parce que j’étais moi-même alors au cœur d’une ravageuse peine d’amour et que je cherchais partout des raisons de croire que mon calvaire s’achevait.

Je me souviens de la brutalité du choc qui m’a foudroyé quand j’ai lu ce Foglia dont j’estimais la sagesse m’annoncer, en employant son propre exemple, qu’il n’y avait pas de remède miracle à une peine d’amour (fuck!). Il fallait tout simplement attendre plus ou moins trois ans puis un matin, ce prénom dont l’évocation menaçait sans cesse de me faire plier les genoux aurait magiquement relâché l’emprise qu’il exerçait jusque-là sur mon regard, mon sommeil et ma poitrine.

J’ajouterais humblement aujourd’hui aux précieux (mais maigres) conseils du vénérable chroniqueur à la retraite qu’il faut, pendant les années suivant une peine d’amour, prendre garde à ne pas ériger sa douleur en identité, à ne pas laisser sa langue confondre amertume et douceur et, surtout, à ne pas se menotter à son chagrin de peur que lui aussi décide de nous abandonner.

La tristesse a des yeux enjôleurs pour lesquels il faut savoir ne pas flancher. Voilà un apprentissage qui peut prendre des années à te rentrer dans la tête, parce que ta tristesse te connaît non seulement par cœur; elle connaît aussi le chemin menant à la ruelle aux mirages, là où t’attendent toujours ces ravissants menteurs qui parviendront à te convaincre que ta souffrance te rend beau.

Dans les mots de Maude Jarry, c’est plus limpide, et plus convaincant : « les gens tristes/c’est pas du monde productif/si tu les mets tous dans le même bureau/ta compagnie fait clairement faillite/ils vont avoir vidé toutes les brocheuses/à agrafer leurs émotions sur les murs », écrit-elle dans Si j’étais un motel j’afficherais jamais complet, un premier livre de poésie narrative qui parle en plein de ça : de la tristesse comme fausse bonne amie quand l’amour n’a pas su calmer ce qui en soi fait mal depuis trop longtemps. De la tristesse qui te colle au cul. De la tristesse nouvelle qu’engendre cette incapacité à se débarrasser de sa tristesse ancienne.

C’est l’histoire d’une fille qui tombe amoureuse d’un gars de la Colombie-Britannique venu apprendre le français à Montréal. Tout va bien un temps, jusqu’à ce que ça n’aille plus bien, parce que le bonheur ne peut évidemment être qu’un bref sursis, dans la mesure où « les gens vraiment tristes/on est aveugles de tous nos orifices ». C’est la fille qui finit par laisser le gars, mais ça ne change rien à ce que j’essaie de dire au sujet de ce livre qui parle de la tristesse comme d’une drogue qui te pourrit l’existence tout en lui procurant son sens.

La narratrice de Maude Jarry se connaît trop bien, et c’est en partie son drame. Elle sait pertinemment qu’elle compte parmi ceux et celles qui gâchent tout préventivement, et qui ne se sentent jamais vraiment en vie que lorsqu’ils narguent la mort : « tu as compris/sans que je te l’explique/que si souvent je suis maganée/c’est que je suis le genre de fille/qui joue avec les tigres/comme si c’étaient des bébés chats ».

Il y a donc dans ce premier livre de Maude Jarry tout ce qui fait de la poésie un refuge contre ce monde nous réclamant sans cesse de sourire. Il y a dans ces longs poèmes pleins d’autodérision acide et de formules dans-ta-face quelque chose comme la permission d’être triste, de ne pas être beau, de ne plus se sentir capable de quoi que ce soit. Il y a dans Si j’étais un motel j’afficherais jamais complet le courage d’une vertigineuse absence de filtres, ainsi qu’une généreuse dose d’humour noir, parce qu’il est apaisant de parfois se faire accroire que tant qu’il y a des rires, il y a de l’espoir.

Mais l’importance de ce livre tient surtout à son exploration opiniâtre des zones les moins reluisantes de la psyché d’une cascadeuse de l’amour, qui ne sait calmer sa douleur qu’en s’y enfonçant davantage. « [U]ne femme ça peut être triste/partout où y a une toilette/le sanctuaire où on se vidange/à peu près tous les liquides du corps/quand notre matière/ne fait plus qu’une/avec la fosse septique », annonce-t-elle, et Si j’étais un motel j’afficherais jamais complet sera pour tous ses lecteurs et lectrices cette toilette où il fait bon se démasquer et enfin brailler en paix.

La vulnérabilité, acte de résistance
Répétons-le parce qu’il le faut bien : la vulnérabilité est un acte de résistance au cœur de ce monde qui n’aime rien de plus qu’employer le mot résilience, mais qui ne s’est pas encore rendu compte qu’il ne s’agit pas d’un synonyme d’imperturbabilité.

Répétons-le parce que je pense reconnaître une puissante alliée en Tara-Michelle Ziniuk, poète torontoise qui faisait récemment paraître un second livre en français, dans une traduction de Daphné B. (après Whatever, un iceberg, publié plus tôt cette année).

La narratrice du livre de Maude Jarry trouverait sans doute du réconfort dans ces poèmes écrits par une femme qui tente de s’inventer une vie loin des conventions pesantes de la norme sans se reprocher la moindre de ses inconséquences occasionnelles. Parce que lutter contre les oppressions et les inégalités, dans un livre de Tara-Michelle Ziniuk, c’est aussi lutter contre la violence des structures politiques et sociales qui tiennent à votre bonheur et à votre santé mentale moins pas altruisme que parce que votre contribution à la machine en dépend.

« Je suis pour tout/ce qui aide à passer à travers la nuit./Un corps chaud/une bouillotte/les suppléments DVD de Degrassi./Je suis pour commander de la bouffe et la manger au lit,/les miettes, les milk-shakes renversés au fond des sacs,/le rouge à lèvres sur les taies d’oreiller », plaide-t-elle en paraphrasant une citation célèbre de Frank Sinatra.

Je suis, moi aussi, pour tout ce qui aide à passer à travers la nuit. Prenez de mauvaises décisions (sans vous autoflageller), changez d’idée au risque de vous tromper à nouveau, lovez-vous encore une nuit contre votre tristesse. Il sera toujours le temps demain matin de tenter de lui montrer la porte, ou d’en faire une arme.

Publicité