L’autre monde est ici

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«Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci», selon Paul Éluard, cité par Hélène Vachon en exergue à son nouveau roman. Mais la citation aurait pu chapeauter avec autant d'à-propos les œuvres de Cynthia Girard et de Fannie Langlois, que j'ai aussi retenues. Car l'ailleurs est ici; enraciné dans le passé, le présent porte en lui les germes de l'avenir; et la littérature s'affirme comme ce lieu privilégié où le rêve et la réalité se rencontrent, s'entrelacent.

L’intrigue d’Attraction terrestre, le troisième roman «pour adultes» d’Hélène Vachon, gravite autour de deux hommes. D’abord, Hermann, solitaire pas très beau de 46 ans, fils unique qui n’a pas appris à partager et qui vit seul avec ses chats. Embaumeur de profession, Hermann trompe dans les livres sa crainte des femmes, dont l’envie d’amour et de maternité l’intimident. Il a par ailleurs pour voisins une pittoresque galerie de personnages, mais entretient une impression de se déplacer constamment sur coussin d’air qui contribue à le détacher de leurs préoccupations quotidiennes. Oscillant entre ciel et terre, il ressemble autant à Meursault qu’à Sol. Contrairement à celle de Meursault cependant, sa mère est bien
vivante et elle s’inquiète de le voir s’entêter dans sa solitude, même s’il y a dans sa vie Clotilde, qui lui impose son amour comme une plante verte dont il faut prendre soin, et Zita, qu’il désire.

En face de lui, il y a un autre homme, atteint d’emphysème, de polyarthrite rhumatoïde, de Parkinson, qui vit cloîtré dans une maison en deuil de soleil. Le Numéro 32 était pianiste de concert, jusqu’à ce que la maladie et surtout l’angoisse de la mort s’imposent dans sa vie ponctuée par ses échanges avec son médecin traitant, qu’on croirait extraits d’une pièce de Beckett. Il se sent condamné et sait que c’est irrémédiable. En attendant, il voudrait être utile, se trouver un travail qui occuperait ses heures jusqu’à l’inévitable échéance. Mais, avant la mort, le hasard placera sur sa route le croque-mort qui vient d’égarer le mystérieux manuscrit que lui avait confié son voisin, M. Hu. Parce que ledit manuscrit a échoué entre les mains tremblantes du Numéro 32, les deux hommes sont appelés à se rencontrer comme ça arrive dans la vie, quoique rarement dans des circonstances aussi finement esquissées que celles imaginées par la romancière.

Roman grave et désopilant, méditation sur la vie, l’amour et la mort, sur la joie d’exister en ce bas monde et d’y percevoir les traces de l’autre qui l’habite, Attraction terrestre offre aussi le plaisir
non négligeable de la prose délectable d’Hélène Vachon qui, personnellement, m’avait manqué.

Insolite bestiaire
Artiste visuelle dont les œuvres sont exposées ici comme à l’étranger, Cynthia Girard œuvre aussi comme poète depuis quinze ans; habituée des performances scéniques, elle a pris part à des spectacles alliant poésie, théâtre et oralité. Ces détails biographiques ne sont pas innocents et ne m’ont guère quitté l’esprit au fil de ma lecture de sa première œuvre de fiction, J’ai percé un trou dans ma tête, qui reprend en mode narratif le propos d’un poème de l’auteure, «There is an insect», dont je me permets de citer cette strophe:

«Oui elle est dans ma tête / j’ai percé un trou / dans mon crâne et j’ai inséré une branche/un scarabée est venu et est entré dans mon crâne / sur la branche / le scarabée est triste et il pleure et / ses larmes ont créé un étang dans mon cerveau / dans la matière grise et gélatineuse de mon cerveau il y a maintenant / un étang avec des poissons rouges et des nénuphars.»

Comme dans le poème, on a affaire à une narratrice dont la tête est un paysage peuplé d’animaux psychédéliques, notamment une cruelle mère-araignée qu’elle redoute et une psychiatre scarabée dont elle s’est éprise. Est-elle folle? Sans doute, mais qui oserait définir la folie? Contentons-nous alors de la dire atteinte d’un trouble qui se traduit par un discours lyrique, quasi incantatoire et par des visions teintées d’un érotisme débridé. «La voix des insectes et des animaux est pure, descends dans tes propres entrailles, fouille, cherche et tu trouveras le coffre secret du cervelet, celui que ta tête contenait avant que ta mère ne t’exproprie, conseille à l’héroïne la voix d’un vieillard, enregistrée sur un magnétophone. Une fois le trésor découvert tu pourras retrouver ta personnalité, il ne s’agit que de descendre et de saluer les animaux que tu trouveras sur ton passage.»

On songe à Aude, pour la précision clinique des descriptions délirantes; on songe à Ducharme, pour l’inventivité de cette langue et le sentiment de révolte qu’elle exprime. Mais au-delà de ces comparaisons bancales, ce texte vertigineux nous plonge dans un univers poétique et, en un sens, pictural qui porte la griffe éminemment personnelle de Cynthia Girard.

À la croisée des chemins
«Je suis dépossédée, prise d’assaut telle un château fort dont on aurait forcé l’entrée», affirme l’héroïne d’Une princesse sur l’autoroute, deuxième roman de Fannie Langlois, qui débute à notre époque, quelque part entre Montréal et Trois-Rivières. Encore qu’il semble avoir des liens avec des événements survenus dans un monastère occitan, au XIIIe siècle. Recueillie par un automobiliste sur le bord de l’autoroute 40 où elle s’était évanouie, Laïka croit avoir été l’objet d’expérimentations sibyllines, dans un laboratoire secret dont elle se serait échappée. Mais ses souvenirs sont imprécis et s’amalgament à l’autre histoire, plus ancienne: celle de Magdala en 1243 au monastère de Prouilhe, tout près de la cité de Fanjeaux. Tout se mélange, rien ne va plus. Et les mystères du passé comme ceux du présent lui semblent insolubles…

Par sa construction qui juxtapose deux espaces-temps, Une princesse sur l’autoroute m’a inévitablement fait songer au Serrurier, de Mathieu Fortin, l’un des sujets de ma chronique du précédent numéro. Si l’intention fantastique est plus diffuse chez Fannie Langlois que chez son confrère nicolétain, on retrouve le même intérêt pour l’onirisme et la dissolution des frontières entre réel et imaginaire. Les passages d’un univers à l’autre sont orchestrés avec suffisamment de doigté pour décupler d’un chapitre à l’autre l’ambiance angoissante et ténébreuse dont dépend la réussite de ce roman; et l’écriture élégante de Langlois, malgré quelques petites maladresses çà et là, contribue joliment à l’opacité du climat. Une belle surprise pour cette rentrée automnale…

Bibliographie :
Attraction terrestre, Hélène Vachon, Alto, 352 p. | 24,95$
Une princesse sur l’autoroute, Fannie Langlois, Triptyque, 126 p. | 18$
J’ai percé un trou dans ma tête, Cynthia Girard, Héliotrope, 112 p. | 15,95$

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