Irrévérence et insubordination

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La figure du rebelle, qui brille autant par son indépendance que par son irrévérence et son insubordination, n’a jamais la cote à des époques aussi conservatrices que celle d’aujourd’hui. Et on arrive difficilement à lui accorder de la crédibilité, à l’admirer, quand on voit les révoltés d’un jour se laisser un matin séduire par le statu quo qu’ils décriaient la vieille et en devenir les instruments. Il est passablement question de l’esprit de révolte dans les nouvelles de Sergio Kokis comme dans le nouveau roman de Grégory Lemay.

Irrévérent mais ultra-lucide
Je garde le souvenir d’un incident assez cocasse survenu un dimanche soir il y a une quinzaine d’années au Salon du livre de Montréal et mettant en scène l’écrivain Sergio Kokis, en séance de signature. Avec, en mains, un exemplaire de sa nouveauté de cette saison-là, Le Maître de jeu, une dame d’un certain âge s’était placée dans la file pour arriver jusqu’à la table où Kokis dédicaçait son livre. Et aussitôt qu’elle eut accès à lui, la dame le prit à partie pour les mots qu’il avait mis dans la bouche de l’un des protagonistes du bouquin, un Dieu le Père plutôt paillard, qui se félicitait d’avoir su abuser de la candeur d’une certaine Vierge Marie.

– Vous avez vraiment écrit ça? s’était indignée la lectrice, empourprée.
– Oui, madame, avait acquiescé Kokis, fier comme le serait un cancre d’avoir joué un nouveau tour pendable.
– Et vous n’avez pas honte?
– Pas du tout, madame.
– Mais… mais vous êtes l’ennemi de l’Église catholique! de se scandaliser la dame.
– Mais oui, madame! Vous avez compris mon livre mieux que la plupart des critiques! avait alors triomphé le Brésilien d’origine, se retenant quasiment pour ne pas enlacer son interlocutrice. Vous avez tout à fait raison : je SUIS l’ennemi de l’Église catholique!

Non, il ne fait pas dans la dentelle, le Sergio! Et à n’en pas douter, l’irrévérence et l’humour grinçant sont demeurés les marques de commerce de ce peintre et écrivain qui, depuis son émergence sur la scène littéraire au début des années 90, nous a offert un nouveau bouquin quasiment tous les ans. Cette discipline, cette constance, cet acharnement ont de quoi forcer l’admiration; et personnellement, je soupçonne même ses détracteurs de jalouser un peu son aisance à rêver et à mettre en forme les personnages, les histoires et les univers qu’il porte en lui.

Deuxième recueil de nouvelles de l’auteur, qui s’est davantage illustré dans le champ du roman, Culs-de-sac réunit quinze histoires dont on attribuerait la paternité à Kokis sans hésiter, même à l’aveugle, tant elles lui ressemblent. Qu’il raconte justement une savoureuse prise de tête entre croyants et agnostiques (« Une soirée théologique »), le calvaire d’un mineur qui cherche à s’extraire de la mine qui s’est effondrée sur lui et les séquelles de cet ensevelissement (« Lazare »), les réflexions que susciteront chez un illustrateur le suicide d’un veuf éploré (« Stabat Mater ») ou les déboires de personnages écrivains (« Le double », « La page blanche »), Sergio Kokis fait montre dans ces fictions du même don pour l’analyse des sentiments et des mouvements imperceptibles de l’âme humaine qui se manifestent plus spontanément lorsqu’on est acculé au pied du mur.

Par souci de donner à la composition du livre une certaine symétrie, Kokis y met fin comme il l’avait amorcé, avec de fines méditations sur l’absurdité et l’horreur du meurtre et de la guerre, de sorte que certains aspects de la lettre du sergent Panfílio Figueiredo, injustement condamné pour l’assassinat de sa maîtresse (« La confession d’un sous-officier »), trouvent des échos dans le récit des heures crépusculaires que doivent passer ensemble dans une tranchée deux soldats blessés (« Dans un trou d’obus »).

Engagez-vous, qu’ils disaient!
Il est également question de la vie militaire dans C’était moins drôle à Valcartier, le cinquième roman de Grégory Lemay, encore que le propos, le point de vue et le style soient passablement différents de ceux de Sergio Kokis. Le livre met en scène deux adolescents fraîchement sortis de la polyvalente, qui décident, un peu par désœuvrement mais surtout par désir de se moquer, de s’enrôler dans les Forces armées canadiennes.

« Nous pensions assez peu aux conséquences. Nous nous concentrions surtout sur le plaisir d’être fou dans la vie. Nous voulions aller contre nos valeurs néo-hippies, nous voulions nous contredire pour les besoins de notre cause, pour nous introduire dans les Forces canadiennes comme des reporters undercover et mieux nous en moquer, depuis l’intérieur, mieux les vaincre, et en sortir, en sortir avec un droit d’opinion, un droit de regard, de jugement inégalé, avec une réelle connaissance, preuves à l’appui, de notre mépris de l’armée. »

L’ennui, c’est que Benoît se laissera assez vite endoctriner et prendra progressivement goût aux exigences du service : cirage compulsif des bottines, redressements assis et discipline de fer. Au contraire de son copain, le narrateur du roman préférera cultiver en secret sa haine tenace de l’institution et de ses petits caporaux caricaturaux qui conçoivent l’humiliation systématique des recrues comme la meilleure méthode de formation.

On se souviendra à quel point Grégory Lemay avait étonné (et troublé) son lectorat avec son précédent opus, Les modèles de l’amour, dont les deux héros, Christèle et Geoffroy, gagnaient leur vie à donner leur intimité sexuelle en spectacle dans le salon de leur client obèse et oisif qui cherchait une alternative à la porno. Dans C’était moins drôle à Valcartier, le protagoniste principal se blinde dans un refus obstiné de se soumettre à un système qui a pourtant obtenu la sujétion de son corps en quelque sorte. Encore heureux qu’il puisse s’accrocher à l’image persistante de la belle Julie-Nathalie, comme il le ferait à une bouée, et que les week-ends de permission à Boucherville fassent pour lui office d’épisodes de liberté.

Comme toujours chez Lemay, le propos est subtilement exposé, l’ensemble finement conçu, les personnages crédibles et attachants… si bien qu’on se désole à l’idée que cette voix indispensable de la scène littéraire contemporaine d’ici ne soit pas aussi entendue qu’elle le mérite.

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