Et si tout doit sauter, s’écrouler sous nos pieds

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Quel écrivain impitoyable, ce Larry Tremblay! À peine nous sommes-nous remis du choc que nous a infligé la lecture de son Christ obèse l’an dernier qu’il nous en assène un nouveau avec son plus récent roman, L’orangeraie, véritable coup de poing littéraire.

Comédien, dramaturge, metteur en scène et romancier, Larry Tremblay a plus d’une corde à son arc; et même s’il n’a jamais cessé de méduser les amateurs de théâtre avec ses créations ô combien personnelles tenues pour des classiques de la dramaturgie d’ici (de l’inoubliable The Dragonfly of Chicoutimi à Abraham Lincoln va au théâtre), c’est son œuvre romanesque qui m’a le plus époustouflé ces dernières années.

Les fidèles du Libraire se rappelleront mon appréciation enthousiaste du Christ obèse, ce bref et dense roman noir aux accents hitchcockiens, au rythme d’enfer, qui avait déstabilisé plus d’un lecteur par sa fine analyse de nos rapports avec le Bien et le Mal, avec le remords et la culpabilité dans ce contexte judéo-chrétien dont nous peinons à nous extirper, ainsi qu’en témoignent nos déchirements publics autour de laïcité de l’État. Cet automne, Tremblay s’attaque aux thèmes tout aussi prenants de l’enfance et de l’innocence, mis à mal par le fanatisme et par la violence insensée et crue de la guerre.

« Un jour, il y aura du sang, c’est tout… »
Se déroulant dans un pays du Moyen-Orient innommé, L’orangeraie met en scène des frères jumeaux, Amed et Aziz, aussi inséparables que les oiseaux ainsi surnommés. « Si Amed pleurait, Aziz pleurait aussi », annonce dès l’incipit la narration. « Si Aziz riait, Amed riait aussi. Les gens disaient pour se moquer d’eux : “Plus tard ils vont se marier.” » Les deux jeunes garçons auraient sans doute rêvé d’une enfance tranquille, dorlotés tour à tour par leurs parents, Tamara et Zohal, et leurs grands-parents, Shaanan et Mounir, à l’ombre des orangers plantés par le grand-père. Hélas, le destin en décide autrement, faisant s’abattre sur la maison des aïeux une bombe « venue du versant de la montagne où le soleil, chaque soir, disparaissait. »

Ce sont les garçons qui ont trouvé les cadavres de leurs grands-parents dans les décombres de la maison, découverte traumatisante s’il en est, mais le romancier évite de s’appesantir indûment sur cet aspect de l’intrigue, préférant l’élégance et la sobriété au pathos larmoyant. Intervient alors dans cette histoire le personnage essentiel de Soulayed, un survenant escorté de sbires marchant mitraillette au poing, que Zohal décrit à ses fils comme un homme important, un homme pieux. Au grand désespoir de Tamara, Soulayed laisse un jour un mystérieux sac en toile sur le chemin maintenant tout tracé des deux garçons. La mère avait pourtant été prévenue par sa sœur Dalil, qui avait épousé un ingénieur américanophile, qu’il aurait mieux valu pour elle et pour ses fils qu’elle abandonne Zohal et ces hommes en croisade à leur guerre sainte perdue d’avance.

Enfants de la menace, des catastrophes
Certes, en révéler davantage sur l’intrigue de L’orangeraie reviendrait à en hypothéquer la lecture, ce qui n’est pas mon but ici. Cela dit, en abordant la tragédie d’Aziz et Amed plongés à leur corps défendant dans la démence de la guerre, je n’ai pu m’empêcher de songer à la fameuse trilogie d’Agota Kristof (Le grand cahier, La preuve et Le troisième mensonge), qui mettait elle aussi en scène deux jumeaux sur fond de conflit armé. Mais la ressemblance entre le propos et la manière de la regrettée romancière hongroise et ceux de Tremblay s’avère en fin de compte tout à fait superficielle.

En définitive, L’orangeraie, avec les questionnements qu’il soulève sur l’ascendant souvent malsain de certains adultes sur des jeunes dont ils cherchent à faire les exécutants de leurs basses œuvres, me semble plutôt s’inscrire dans la suite logique de L’enfant matière, la plus récente pièce de l’auteur. Dans cette création présentée à Québec l’an dernier, un homme achetait, kidnappait ou volait – la pièce ne tranchait pas – un jeune enfant qu’il enfermait dans un lieu secret où ce dernier grandissait sous son joug.

Il y aurait sans doute des recoupements thématiques à établir entre ces deux œuvres pourtant bien distinctes. Mais au-delà de ceux-ci, qu’il suffise aux éventuels lecteurs et lectrices de L’orangeraie de savoir que Larry Tremblay y déploie tout son art, ce don si particulier qu’il a pour créer des ambiances troubles, à la fois faussement quiètes et vaguement menaçantes, son habileté à sonder les âmes tourmentées, et sa science de la mise en scène de nos drames individuels et collectifs.

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