Errances

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L'automne littéraire se poursuit, avec son lot de retrouvailles virtuelles avec des voix confirmées qu'on ne se lasse pas d'entendre, et ces autres, nouvelles, que l'on se plaît à découvrir. Ces voix qui nous invitent à errer çà et là, dans ces paysages moins familiers qu'ils pourraient paraître. À errer en soi-même aussi.

On prend toujours un train pour quelque part

«Vous êtes installé à Voksal et vous y avez des relations, selon votre propre aveu. Pourquoi donc avez-vous voulu me faire croire que vous n’étiez pas descendu ici clandestinement?», de demander suspicieusement Cyrille Gork, le chef de la gare, à Adrian Traum, le héros du plus récent roman de Sergio Kokis.

C’est qu’on soupçonne beaucoup les étrangers à Voksal, où l’on n’en voit par ailleurs guère. La Gare explore des prémices dignes de Kafka. Ingénieur employé par son propre beau-père, Traum voyageait en train avec femme et enfant quand il est sorti du wagon pour se délier les jambes et s’aérer l’esprit après une dispute avec son épouse. Malheureusement pour lui, il s’est assoupi dans la steppe pour découvrir à son réveil que le train est reparti sans lui. Prisonnier de Voksal, bled perdu, le héros fait connaissance avec les personnages qui peuplent l’endroit: l’idiot du village, Pancrace ; le tavernier Mathias; l’officier paranoïaque, Otto; sans oublier M. Théodor, comme Traum arrivé par inadvertance dans ce bourg dont il n’a jamais su comment repartir. Installé chez M. Théodor, Traum comprend vite lui aussi qu’il n’y a aucun moyen de repartir de cet endroit. Au fil des incidents un brin absurdes qui constitueront la trame de sa nouvelle vie, il en arrivera à se demander à l’instar de Gork si les choix que l’on fait — comme celui de descendre d’un train — ne sont pas toujours chargés de sens…

Kafkaïen dans l’esprit comme dans la lettre, La Gare n’en demeure pas moins une œuvre tout à fait personnelle de Kokis, qui braque ici un éclairage nouveau sur ses thèmes (l’errance, la déchéance, le libre arbitre) et ses types de personnages (des paumés, des êtres en rupture de banc) de prédilection. Voilà un livre intelligent mais sans ostentation, raconté sur le ton goguenard qui est la marque de commerce de l’auteur de L’Art du maquillage.

Rêveries de promeneur solitaire

Comme chez Kokis quoique dans un registre différent, il est question d’errance, dans Ils passent la Main, la rêverie ambulatoire que signe Alain Médam en guise de coup d’envoi à la toute nouvelle collection «Lieu dit» au Noroît. Rappelons au passage que cette collection «propose une rencontre entre un écrivain et un lieu». Le lieu en question, ce sont les rues de Montréal, où Médam, sociologue spécialiste des villes, venu d’Europe, déambule en jetant sur la faune et les paysages métropolitains un œil neuf. Ce qu’il découvre, ce qu’il ressent, à l’instar de tout nouvel arrivant? Oublions les clichés pour plonger dans une vérité qui les transcende. «C’est la chute migratoire, alors. Le vertige, écrit Médam, avant de poursuivre sur un ton interrogateur : Et comment s’en sortir? S’extraire du vide? Faire qu’il ne soit que passager? Faire qu’on retrouve sa place parmi les autres, en cet endroit de l’homme?».

Fort d’une écriture à la fois dense et fluide, et nourri de méditations profondes sur l’identité et les rapports à soi et à l’autre, à l’ici et l’ailleurs, Ils passent la Main révèle un écrivain brillant, en pleine possession de ses moyens. Ajoutez à cela les photographies d’Yves Médam qui ponctuent le texte et vous comprendrez pourquoi cette nouvelle collection m’apparaît des plus prometteuses…

«Je veux inventer comme on voyage, écrit pour sa part Denise Desautels dans Ce désir toujours. M’égarer dans les cercles excessifs du paysage, d’où montent des hologrammes plus toniques les uns que les autres, qui auront à la longue, on ne sait jamais, le pouvoir de rompre ma colère.» Auteure d’une trentaine de recueils de poésie, de beaux livres, de récits, Desautels nous invite en promenade non pas géographique, mais plutôt esthétique dans les avenues de son petit jardin secret, flânerie dont les vingt-six stations correspondent aux lettres de l’alphabet. L’exercice de l’abécédaire pourrait sembler académique ou contraignant, mais c’est sans compter la rigoureuse plume de Desautels, qui égrène avec brio son chapelet de réminiscences, de réflexions et de mystères.

Des considérations en forme de bilan d’«Après» à l’admiration des papillons nocturnes appelés «Zeuzères», ce sont donc vingt-six chapitres où Denise Desautels appelle à la barre ses spectres et hantises — le deuil, la mort de sa mère, la naissance de son fils, la présence de l’être aimé, la persistante colère contre les injustices de la grande et de la petite histoire, etc. — autour du thème du manque, source de désir. Dans son style précis et élégant, elle en arrive à cette conclusion : «En conséquence, l’écriture — ses fouilles, ses exigences, son utopie — n’arrête pas d’être nécessaire. Contre le désespéré. Contre l’inespoir.»

Le regard lucide

J’avais encore ces mots de Denise Desautels à l’esprit quand je me suis plongé dans Vingtièmes siècles, le dix-septième ouvrage du poète Jean-Marc Desgent, qui lui a valu en octobre le Grand Prix du Festival de poésie de Trois-Rivières pour la deuxième fois. Et même si le ton est résolument noir, la lutte contre le désespéré et l’« inespoir » fait aussi partie du programme de Desgent dans cette traversée du siècle dernier, les yeux ouverts et lucides sur les atrocités dont nous sommes, hélas! trop coupables et capables, individuellement et collectivement.

«Tu n’en reviendras pas», chantait Léo Ferré avec les mots d’Aragon pour décrire les charniers d’une Europe à feu et à sang. Dans sa poésie tantôt en prose, tantôt en vers, Desgent prête sa voix au guerrier qui revient des tranchées, parfois avec moins d’âme, moins de cœur, et la mémoire saturée des visions cruelles: «On a construit un pont en bois vernis, beaux clous dorés, belles vis platinées. Le genre humain y avançait lentement, c’était avec la théologie du vide. C’était miraculeux ce qu’on disait des choses dans le charnier: la petite aux fesses rebondies a encore ses souliers, ce n’est presque plus une personne, il faudrait repenser la machinerie, le sang des pauvres n’est plus intéressant, il faudrait des pelles, des bras, des mains, il faudrait des masques, surtout. Ça parlait, ça discutait vieux fusils, vieilles peaux avec de la terre, dans la terre.»

Comme quoi il est des errances, des promenades moins divertissantes que d’autres, mais tout aussi essentielles.

Bibliographie :
La Gare, Sergio Kokis, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 210 p., 23 $
Ils passent la Main, Alain Médam, Le Noroît, coll. Lieu dit, 80 p., 20,95 $
Ce désir toujours. Un abécédaire, Denise Desautels, Leméac, coll. Ici l’ailleurs, 136 p., 13,95 $
Vingtièmes siècles, Jean-Marc Desgent, Écrit des Forges, 66 p., 10 $

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