En marge du poème

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«Qu'est-ce qu'on a fait de nos rêves?», chantait le regretté Sylvain Lelièvre, à juste titre attristé par le déclin des utopies. Où trouver refuge dans un monde de plus en plus abandonné aux caprices cyniques de la droite anthropophage? Dans la poésie qui se dresse contre ce monde, tout contre, ainsi que le suggèrent chacun à leur manière Pierre Gobeil, Jean-François Poupart et José Acquelin en filigrane de leurs récents ouvrages.

De retour à Neverland
«La poésie est partout et surtout en dehors des livres de poésie!», m’avait un jour lancé Pierre Gobeil, au cours d’une entrevue qu’il m’accordait pour la télévision. Nonobstant le côté provocateur de la boutade, il m’a toujours semblé manifeste que la poésie imprégnait au moins les romans de l’auteur de Tout l’été dans une cabane à bateau et de Dessins et cartes du territoire, l’un des ténors qui ont émergé sur la scène littéraire québécoise dans les années 80. Son œuvre, vigoureuse dans sa discrétion, a justement comme thème récurrent le tragique sacrifice de la magie, de la poésie de l’enfance à l’autel d’un monde en deuil de rêve.

Dans Le jardin de Peter Pan, ce «monde [qui] reste une chose bien étrange» nous est présenté par le biais d’un microcosme semblable à l’Éden de la Genèse ou, mieux, le Neverland de J.M. Barrie: l’archipel des Îles-de-la-Madeleine, sorte de réplique nordique des Marquises de Brel, véritable «jardin de Peter Pan», terrain de jeux où défilent les figures attachantes de Liam, Bénédicte, Maurice Longuépée et quelques autres, des natifs et des citadins en mal d’horizon. Gobeil connaît ces îles pour y avoir séjourné souvent, longtemps. Au fil de cette chronique de dérive, il présente ce paysage et sa faune, battus par les vents, chauffés par les percées de soleil et bercés par l’illusion que rien ne se passe en ce pays-là, que rien ne changera jamais sur ces grèves. Chimères, bien sûr, ainsi que le démontre sans ostentation le romancier, dont la plume a gagné en lyrisme avec chaque livre.

S’il ne se passe en apparence rien, c’est parce qu’en marge du monde urbain les enjeux de l’existence se font parfois plus fondamentaux. Porté par une langue magnifique, habitée par l’appel du large, Le jardin de Peter Pan de Gobeil m’a fait l’effet d’une vivifiante bouffée d’air salin dans la saison littéraire actuelle.

Ode à l’éternelle jeunesse
J’ai connu Jean-François Poupart à la fin des années 90, simultanément comme poète et comme leader d’un groupe de rock alternatif, les Los Guidounos. S’il a abandonné (à ma connaissance) la scène musicale, c’est pour mieux se consacrer à la littérature en poursuivant son œuvre et en devenant éditeur; depuis des années, Poupart dirige avec Kim Doré la maison Poètes de brousse, l’une des principales tribunes pour les voix émergentes de la poésie d’ici. En marge du poème, il publie sous le label décapant des Coups de tête son premier roman, Toujours vert.

Situé dans un futur pas trop lointain, ce polar satirique met en scène les habitants d’une de ces gated communities qui, chez nos voisins du Sud, se sont multipliées comme des champignons (magiques) au lendemain des attentats du 11 septembre 2018, à l’occasion desquels l’Airbus piraté par Oussama Ben Laden a percuté la Statue de la Liberté. Baptisé «Evergreen», ce havre est devenu celui où les has been du rock’n’roll viennent passer les dernières années de leur vieillesse lubrique.

L’âge d’or, vous croyez? Certainement pas depuis que l’on a repêché le cadavre de John Lord, ex-claviériste de Deep Purple, dans la piscine de Lou Reed. Désireux d’étouffer l’affaire avant que la presse jaune s’en empare, l’éminence grise de la communauté, Ray Manzarek (autrefois des Doors) fait appel à Mike Burns, un détective privé toxicomane qui n’a pas froid aux yeux. Pour autant qu’il sache se faire servir par une Grace Slick (ex-Jefferson Airplane/Starship) recyclée en barmaid ou repousser les avances d’une Blondie nymphomane, Mike Burns a bien des chances de pouvoir élucider le mystère… Mais à quel prix?

C’est Mick Jagger, il me semble, qui, dans les glorieuses sixties, avait affirmé qu’il ne s’imaginait pas en train de chanter «Satisfaction» passé 50 ans. Dans cette parodie de whodunnit* menée tambour battant et, surtout, nourrie par une connaissance approfondie de la culture rock, Jean-François s’attaque aux mythes véhiculés par cette faune. Avec Toujours vert, il signe un réquisitoire drolatique, qui ne fait pas l’économie d’une belle réflexion sur la vie, la faillite et la mort d’un rêve et d’un esprit de révolte depuis fort longtemps débauchés par les sirènes du showbiz.

La pleine mesure de l’existence
«J’écris pour mieux aimer le monde en acceptant ce qu’il m’a donné pour se faire», nous confie José Acquelin sur le ton de la confidence dans Paradoxes de la fragilité, un superbe recueil de ses carnets d’écriture qui m’accompagne depuis décembre dernier. «J’écris quand je ne sais pas vivre ou quand j’ai la sensation de vivre trop dans un seul sens, fût-il le mien.» Florilège de méditations, d’esquisses de poèmes, d’extraits de correspondance et de fragments divers rédigés «en marge» de son œuvre de créateur, ce livre constitue à la fois une parfaite introduction et un prolongement du travail de José Acquelin.

M’en voudriez-vous si je vous répétais combien j’aime la voix de José Acquelin, entendue sur scène lors de ces innombrables soirées de lecture qu’il anime ou auxquelles il participe depuis des lunes? J’aime beaucoup cette voix qui s’exprime avec une fausse désinvolture, lucidité, humour, sensibilité et intelligence; cette voix, aérienne et profonde, que l’on retrouve avec bonheur dans tous ses livres et, donc, dans ce nouvel ajout à l’admirable collection «Mains libres» que dirige Normand de Bellefeuille; elle y tient des propos judicieux sur l’écriture, la culture, l’identité, la culture, la vie, l’amour et la mort.

Tenez, en guise de conclusion, cette autre citation tel un écho de l’envoûtante petite musique de nuit signée Acquelin: «La nature n’est jamais indifférente à nous, même si elle ne comprend pas toujours notre culture du malheur.» Amen.

* Le whodunnit (de who has done it?) désigne ce sous-genre du roman policier où un détective, le plus souvent amateur, doit enquêter sur un crime et déterminer, à partir d’indices dissimulés par l’auteur dans la trame narrative, qui a fait le coup. C’est à ce genre qu’appartiennent notamment les romans d’Agatha Christie.

Bibliographie :
Le jardin de Peter Pan, Pierre Gobeil, Triptyque, 104 p. | 17$
Paradoxes de la fragilité, José Acquelin, Québec Amérique, 104 p. | 17,95$
Toujours vert, Jean-François Poupart, Coups de tête, 110 p. | 10,95$

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