À l’amour comme à la guerre

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Bon an mal an, comme sa grande sœur automnale, la rentrée littéraire d'hiver nous tombe dessus comme une tempête de la fin janvier. Submergés par les nouvelles parutions qu'elle nous propose, on y fait cependant de plaisantes découvertes, on renoue avec des plumes qu'on avait déjà croisées et appréciées autrefois, et on fait la connaissance de signatures inconnues qui ne devraient pas le rester longtemps.

Penser les blessures
«J’existais parce qu’il m’aimait et je l’aimais parce qu’il me faisait exister, peut-on lire dans Nous seuls, le premier roman d’Emmanuel Kattan. Exilée de mon corps, de mes pensées, de mes habitudes, c’est moi-même que je retrouvais, plongée en lui, parce que son désir avait dessiné ma présence dans tous les recoins de sa vie.» Ces quelques lignes donnent tout à fait le ton de l’œuvre dense et originale, qui s’impose d’ores et déjà comme l’une des révélations de la saison.

Fils de Naïm Kattan (ce monstre sacré de nos lettres modernes), Emmanuel Kattan est né en 1968, a étudié en philosophie, a travaillé un moment pour les Nations-Unies et vit toujours à New York. À l’aube de la quarantaine, avec une maturité admirable qui permet de faire l’économie des bévues courantes dans les premiers romans, il a accouché d’un livre étrange et fascinant, manière de polar sur fond d’histoire d’amour. À moins que ce ne soit l’inverse?

Alors qu’il promène son enfant sur les berges de la Tamise, un couple fait la découverte d’un cadavre. Sitôt cette scène campée par un narrateur externe, le roman nous ramène un an en arrière, à New York, et confie le récit à une voix de femme. Kattan alternera sans cesse entre ces deux instances narratives, alors qu’on voyagera constamment dans le temps et dans l’espace, à la rencontre de personnages multiples et pas toujours directement liés à l’histoire principale — encore qu’il ne faille pas se fier aux apparences…

Au cœur de cette histoire, il y a Séverine et Antoine, deux Français qui se sont épris l’un de l’autre alors qu’adolescents ils fréquentaient le même camp d’apprentissage de la langue de Shakespeare en Irlande, et dont le lien amoureux finira par se métamorphoser en belle amitié. Il y a également Judith, la dulcinée d’Antoine, qui s’est réfugiée à New York, blessée par la gaucherie de son bel ami. Peut-on repartir à zéro après la rupture, effacer jusqu’à l’ombre des cicatrices pour réécrire une histoire d’amour comme on le ferait avec un palimpseste? Telle est l’une des questions fondamentales que pose le romancier dans ce livre ambitieux, charnel et méditatif, peuplé de morts, dont la trame de thriller psychologique est ponctuée de méditations sur l’amour, la jalousie et la vie conjugale.

La phrase est ample, le discours, riche, et le montage des scènes, proprement cinématographique. Et Emmanuel Kattan, sûr de ses moyens, mène sa barque avec une adresse qui force l’admiration. Voici un écrivain qui nous arrive avec une assurance non feinte qui laisse croire qu’il n’en est pas à ses premières armes dans l’écriture. Bon sang ne saurait mentir, aurait-on envie de conclure, mais ce serait diminuer le mérite personnel de Kattan fils que d’assujettir son talent à celui de son père. Affront que je me refuse à lui faire.

L’état de siège
Bien qu’elle soit un peu plus jeune que Kattan, Marie-Chantal Gariépy n’en est pas, quant à elle, à ses premières armes dans l’écriture. On se souvient vaguement de la charmante première œuvre qu’elle avait fait paraître chez la défunte maison Trait d’union (de triste mémoire!) sous le titre Sur les ailes d’un ange et autres moyens de transport inadéquats, il y a… quoi… une bonne dizaine d’années? On se souvient un peu mieux de son Sparadrap, un roman grave sur le thème de l’acharnement thérapeutique, et surtout de cette inoubliable Fugue Margot (tout de même, quel nom d’héroïne!) dont le livre mettait en scène le goût de la mort.

Dans Dredio, Evaïa, la narratrice et principale protagoniste, erre à travers les décombres d’une ville dévastée par la guerre en quête de… en quête de quoi, sinon d’elle-même? En quête des moyens et des raisons de survivre, dans un monde hostile qui ne l’y invite guère. À travers les rues de sa cité en ruines, assiégée par un mystérieux ennemi et toujours plus entourée de cadavres, Evaïa fera la rencontre d’un gamin de 9 ans, seul et désemparé, qu’elle n’hésitera pas à prendre sous son aile — son aile d’ange dans ce livre-ci tout à fait adéquate, a-t-on envie d’écrire, en prenant à contrepied le premier titre de la jeune écrivaine. Nos deux écorchés vifs continueront leur quête existentielle, qui les fera rencontrer, entre autres personnages hauts en couleur, un boulanger qui a installé son four de fortune dans la voûte d’une église en ruines et un éleveur de pigeons voyageurs.

Chronique d’une guerre fictive, réflexions sur la vie aux temps des bombes, Dredio est aussi un roman tout simple et d’autant plus fort sur la nécessaire force d’aimer en dépit des horreurs de ce monde «triste bleu». On pense à la chanson de Daniel Lavoie: «Ils s’aiment comme des enfants/Comme avant les menaces et les grands tourments/Et si tout doit sauter, s’écrouler sous nos pieds/Laissons-les, laissons-les, laissons-les, laissons-les s’aimer.»

Alors qu’importent les ricanements des cyniques?

Laissez les petits enfants…
Enfin, dans un autre ordre d’idées (quoique…), je me permets d’attirer l’attention sur un ouvrage lancé à l’automne et dont le romancier-éditeur Robert Blake, qui y a participé, m’avait signalé la parution. Florilège de témoignages de médecins, de penseurs et d’écrivains, La Maltraitance. Une réalité qui bouleverse aborde d’un point de vue par moments émotif, par d’autres scientifique, ce fléau de la violence faite aux enfants que l’on a trop souvent tendance à taire, faute de savoir y remédier. Illustré de superbes photographies d’enfants des quatre coins du monde croquées sur le vif par Nancy Lessard, l’album est préfacé par le docteur Gilles Julien, neurologue pédiatre au CHU Sainte-Justine et ardent défenseur de la cause des enfants maltraités. Une lecture qui incitera à la réflexion… et, ose-t-on espérer, à l’action.

Bibliographie :
Nous seuls, Emmanuel Kattan, Boréal, 232 p., 19,95$
Dredio, Marie-Chantale Gariépy, Marchand de feuilles, 156 p., 18,95$
La Maltraitance. Une réalité qui bouleverse, Collectif préfacé par le Dr Gilles Julien, Éditions du CHU Sainte-Justine, 114 p., 24,95$

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