Polars : la tentation du rétro

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L’amateur de romans policiers d’aujourd’hui ne jure que par Henning Mankell, Ian Rankin, Michael Connelly, Deon Meyer, Caryl Férey, Louise Penny et autres Martin Michaud, mais qu’en est-il des auteurs du passé, ces « classiques » souvent ignorés par le lecteur contemporain? Ça n’est pas encore une tendance lourde, encore moins une mode, mais on constate tout de même, depuis quelque temps, la volonté de certains éditeurs de rendre accessibles ces œuvres du passé et cela de diverses manières, certaines louables, d’autres nettement moins.

Premier cas de figure : la résurrection de protagonistes célèbres du passé par des auteurs contemporains, un sport extrême dont les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. Passons sur Sherlock Holmes, décidément immortel, qui fait l’objet de centaines de pastiches tous les ans et qui n’a jamais vraiment quitté la scène. En 2011, la succession de Conan Doyle a autorisé l’écrivain britannique Anthony Horowitz à écrire la suite des aventures du plus célèbre des détectives, mais La Maison de soie n’a pas vraiment eu le succès escompté, même si on attend une suite. Nombre de pastiches « non autorisés » proposent de bien meilleures intrigues.

Phénomène pour le moins curieux, la succession de Ian Fleming a confié à différents auteurs la mission de continuer les aventures de James Bond. Malheureusement, le Bond de Sebastian Faulks ne ressemble guère à celui de Jeffery Deaver qui est aussi très différent de celui de William Boyd. Alors, à quoi bon cette opération de marketing pour le moins singulière, sachant de toute manière que c’est le cinéma et non la littérature qui a fait la gloire de l’agent 007?

En 2014, nous avons eu droit à une tentative de résurrection d’Hercule Poirot, l’agaçant agitateur de petites cellules grises de la grande Agatha Christie! Lancé à grand renfort de publicité et de battage médiatique, Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah a été traduit dans quarante pays, avec la bénédiction des héritiers de Christie. Là non plus, le résultat n’est pas à la hauteur des attentes. Ça n’est pas avec un roman aussi médiocre et ringard (comme diraient les cousins d’outre-Atlantique) que l’on va faire de nouveaux adeptes. À l’ère des Dennis Lehane, Lee Child, Roger Smith et tant d’autres, ce pitoyable pastiche ne m’a guère inspiré qu’un slogan potager : « Ce Poirot est un navet »! Mieux vaut s’en tenir aux originaux : ils sont constamment réédités et toujours disponibles.

Plutôt, donc, que de chercher à faire revivre de force nos héros disparus, il est peut-être préférable de dénicher des inédits, des œuvres originales que les aléas de l’édition de l’époque auront plongées dans l’oubli. C’est ainsi que les éditions de l’Archipel ont enfin sorti du placard Bloody Cocktail, de James M. Cain, un des grands maîtres du roman noir américain, un auteur sulfureux dont les œuvres principales Le facteur sonne toujours deux fois ou Assurance sur la mort ont été adaptées avec succès au cinéma. Cain est âgé 83 ans quand il termine la rédaction de ce roman noir à la recette explosive. Que propose ce cocktail sanglant? Rien de moins qu’une dose de cupidité, un soupçon de trahison et un zeste de luxure à travers le récit à la première personne de Joan Medford, une belle et sensuelle jeune femme soupçonnée d’avoir provoqué l’accident dans lequel est mort son mari violent et alcoolique. Ayant trouvé un emploi de serveuse dans un bar à cocktails, elle rencontre deux hommes qui vont à nouveau bouleverser sa vie; Earl K. White, un vieil homme d’affaires richissime, qui va la courtiser et lui proposer le mariage, et Tom Barclay, un homme jeune, séduisant, ambitieux, dont elle va tomber amoureuse. Contre toute attente, elle épouse le vieux barbon au cœur fragile, mais quand ce dernier meurt empoisonné, elle se retrouve à nouveau dans la mire des enquêteurs. Ce roman déstabilisant n’est pas sans rappeler l’intrigue du chef-d’œuvre de Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. Il met en scène une narratrice sympathique et attachante mais qui est peut-être aussi une meurtrière, une de ces femmes fatales manipulatrices, plus mante religieuse que mère poule (même si Joan se bat pour la garde de son fils) qui a le chic pour nous mener en bateau. En plus d’une intrigue menée de main de maître, Cain nous propose un double coup de théâtre final dont l’horrible subtilité risque d’échapper au lecteur d’aujourd’hui. Avis : avant d’entamer la lecture, si vous ne savez pas ce qu’est la thalidomide, informez-vous sur ce médicament controversé qui a fait des ravages dans les années 50-60. Ce sédatif joue un rôle clé dans le dénouement de cette intrigue tordue à souhait, une des meilleures de Cain.

En 2014, les éditions Hurtubise ont eu la bonne idée de publier Meurtre à Westmount, de David Montrose, un auteur canadien qui, dans les années 50, a écrit trois polars noirs de type hard-boiled mettant en scène Russell Teed, un privé atypique de Montréal. Dans ce premier opus, Teed doit suivre en filature un certain John Sark, le patron d’une boîte de nuit, à la demande de sa belle-mère soupçonneuse. Mais, bien vite, Sark est retrouvé mort et, pour compliquer l’affaire, un deuxième cadavre presque identique(!) sera découvert à quelques heures d’intervalle. Toute une énigme! À l’aide d’un ami journaliste et de l’inspecteur canadien-français Raoul Framboise, il va tenter de débrouiller cette épineuse affaire avec, au menu, la rencontre de quelques beautés fatales, un passage à tabac en règle, un trafic de drogue, beaucoup d’ennuis et de cadavres supplémentaires. Version canadienne de Philip Marlowe, de Sam Spade ou de Mike Hammer de l’époque, Teed est un privé sympathique, un type à l’humour grinçant qui a un regard désabusé sur la vie et qui oppose une résistance féroce aux sirènes sensuelles et retorses qui croisent sa route. Au fil de ses enquêtes, à bord de sa Riley, il parcourt les rues de Montréal, la « Paris du Nord », réputée alors pour son Red Light avec ses nombreux bordels, ses salles de jeu illégales, ses tripots et sa vie nocturne trépidante.

Espérons le retour de ce bagarreur aux réflexes de félin dans ses deux autres aventures tout aussi rocambolesques. On a dit de Montrose (pseudonyme de Charles Ross Graham) qu’il aurait pu devenir le Chandler canadien. Contrairement à Hercule Poirot qu’on aurait dû laisser dormir en paix, Russell Teed méritait, lui, d’être tiré de l’oubli.

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