Voyages au bout des nuits

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Il n'a pas atteint la notoriété de Nina Berberova et il a écrit beaucoup moins qu'elle, mais quelque chose me dit qu'un jour l'œuvre de Gaïto Gazdanov (retenez-bien ce nom) occupera dans la littérature russe de l'exil, et dans la littérature tout court, une place plus grande que celle de sa contemporaine et concitoyenne. Rappelons que les deux auteurs sont nés à Saint-Petersbourg, elle en 1901, lui en 1903 ; qu'ils émigrent à Paris, elle en 1922, lui en 1923 ; qu'il meurt à Munich en 1971, et elle à Philadelphie en 1993.

L’attaché de presse des éditions Flammarion (qui distribuent au Québec les éditions Viviane Hamy, qui sont à Gazdanov ce que les éditions Actes Sud étaient à Berberova) m’a écrit un mot, un seul, en me faisant parvenir Chemins nocturnes, paru sans bruit en 1991 mais réédité en 2002, histoire d’insister sur l’importance de l’ouvrage : ce mot c’était « chef-d’œuvre ». Laissez-moi vous dire que les attachés de presse, qui généralement m’ennuient avec leur argumentation de promoteur, n’ont pas toujours tort. Chemins nocturnes est un chef-d’œuvre !

Certains critiques, à Paris, ont évoqué Proust : « Si Proust avait été taxi russe dans le Paris des années trente… », a-t-on pu lire dans L’Express lorsque l’ouvrage est paru en 1991 (il avait été publié en russe dans les années 40, tirage limité). Proust, oui, d’une certaine manière, pour la minutie de l’observation, mais j’évoquerais, quant à moi, Tchekhov, pour la qualité du regard, qui est sans jugement et d’une compassion profonde, et pour la musique mélancolique (un blues d’accordéon) qui se dégage de ces pérégrinations dans le Paris des années 30, ces « chemins nocturnes » parcourus des nuits durant par un chauffeur de taxi ; non pas un prince comme dans l’imagerie idyllique de l’émigration russe en France, mais un simple type, un homme, déraciné, errant, célibataire, et seul. Et qui, ayant ses bars, ses cantines, ne boit que du lait.

Avant d’écrire ces voyages au bout des nuits, en 1939, Gaïto Gazdanov s’était inscrit à des cours à la Sorbonne pour parfaire sa connaissance du français (mais il a écrit son œuvre en russe) et s’était fait chauffeur de taxi pour gagner sa croûte. Son roman est nourri de son expérience, mais plus encore qu’un reportage sur les habitants de la nuit parisienne, Chemins nocturnes atteint à la grande fresque et dépasse le simple pittoresque naturaliste. C’est une question de regard, évidemment, et sous celui de Gazdanov le Paris de l’entre-deux-guerres est vu avec une amertume surmontée, ce qui lui donne une distance de vue et une extraordinaire justesse d’observation (il ne boit pas, pardi). On imagine comment les Francis Carco, les Léon-Paul Fargue, les Léautaud, piétons amoureux de Paris, auraient accueilli ce livre s’ils avaient pu le lire en leur temps.

On y trouve une galerie de « figures », des ivrognes aux putes, des proxénètes aux demi-mondaines, des philosophes de zinc aux curés de province à la recherche de maisons closes; toutes ces figures barbouillées se trouvent percées à jour sous le regard du narrateur-chauffeur, percées à jour dans leurs nuits mais non jugées ou moquées, l’exilé ayant fait de l’amour de l’humanité le rempart contre le désespoir. Il y a certes un désespoir existentiel chez ce taciturne (il écoute, il voit), mais (tchekhovien vous dis-je) ce désespoir se glisse dans une étrange légèreté de l’être, légèreté non pas insupportable mais rédemptrice, salvatrice.

Cette œuvre encore méconnue de Gazdanov (une dizaine de titres écrits entre 1927 et 1953), sa traductrice Elena Balzamo la compare, quant à elle, à celle d’un Robert Musil car, écrit-elle dans la postface d’Éveils (Viviane Hamy, 1998), « les deux sont fascinés par les hommes provisoires, expérimentaux, dépourvus de tout égoïsme, d’une disponibilité totale ». Disponibilité, avec ce que ça comporte d’absence de souci de soi, est le mot qui définit le mieux le personnage de Gazdanov. Un héros discret qui sait qu’il existe et que ça lui suffit.

J’ai lu Éveils, à la suite de Chemins nocturnes, et c’est là que j’ai commencé à comprendre qu’un grand écrivain peut rester dans l’ombre toute sa vie. Ce fut le cas de Gazdanov qui cessa d’écrire à 50 ans, sans reconnaissance aucune. De 1953 à sa mort (durant 18 ans) il travailla pour Radio Liberty à Munich où il mourut sans jamais avoir revu son pays. L’Union soviétique avait évidemment frappé d’interdiction les livres de cet ex-soldat qui combattit les bolcheviques dans les rangs de l’Armée blanche lors de la guerre civile en 1918. Connu uniquement par les cercles russes de Paris, qui se dispersèrent dans les années 50, non traduit en français (sauf pour un titre, Le Spectre d’Alexandre Wolf, chez Laffont en 1951, ça ne viendra qu’en 1991, 20 ans après sa mort), il ne pouvait donc vivre de son art. Il rangea ses crayons. Il arrêta sa musique.

Dans Éveils, qui est la plus belle histoire d’amour sans amour que j’ai jamais lue, son personnage, un comptable effacé du nom de Pierre Fauré, va, à la mort de sa mère, quitter Paris pour se rendre en Provence chez un ami. C’est un Meursault, étranger jusqu’à lui-même, qui va faire la connaissance de Marie, une fille sauvage, amnésique, que son ami a trouvée un jour de l’été 40 sur le bord d’une route. Il est fasciné par cette fille habitée par une peur animale. Pour la sortir de sa nuit, il va se donner tout entier à la tâche de sa guérison, pour la faire renaître aux mots, à leur sens, à la présence de l’autre, il va patiemment provoquer ses « éveils ».

Avec le même regard (distance et justesse) que celui du chauffeur de taxi de Chemins nocturnes, Pierre Fauré observe Marie avec une compassion immense et pour lui, dont la vie n’avait pas vraiment de sens (la mort de sa mère aggravant cet état), le sauvetage de cet « animal sauvage » deviendra son propre sauvetage, et le fait de se donner totalement à un autre, le moyen de sortir de sa propre nuit — la morosité — où il allait s’enfoncer.

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De Gaïto Gazdanov

Chemins nocturnes, Viviane Hamy
Éveils, Viviane Hamy
Dernier voyage, Mercure de France
Le Retour du Bouddha, Viviane Hamy

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