Vers l’absolu

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Le premier roman n'est jamais le premier. C'est le cinquième ou le dixième, les premiers manuscrits ayant été oubliés ou jetés au feu pour cause de puérilité littéraire. Souvent, le premier roman publié n'est pas vraiment celui qu'on souhaitait. On a suivi les conseils de l'éditeur, refréné les idées de grandeur, mis en forme l'audace stylistique, encadré le délire de l'imagination. On mesure prudemment ses pas. Parfois non, mais rarement. Et on se lance comme si le premier livre était le dernier, le seul pour témoigner de sa rage de raconter et du bouillonnement permanent de l'esprit. Et il arrive parfois, presque jamais, comme une neige en juin, que le premier roman soit un chef-d'œuvre et son écrivain un très grand écrivain, un livre et un auteur qui existeront à jamais, inscrits dans le firmament littéraire, tels des astres éblouissants. C'est le cas de l'écrivain américain Glenn Taylor et de La ballade de Gueule-Tranchée, dont le Guardian de Londres disait sans exagérer qu'il «réinvente le roman américain».

Sauvé des eaux comme Moïse, Early Taggart, la bouche irrémédiablement rongée par la pourriture des eaux, découvre à 6 ans que «tous les jours de sa jeune existence il avait pissé et chié sur son propre père. Ce qui lui convenait parfaitement, décida-t-il». Il vivra cent ans de plus, fornicateur d’illuminées adoratrices des serpents, tireur d’élite en appui aux mineurs de charbon, ermite dans les sauvages collines de la Virginie, harmoniciste de génie, ivrogne s’abreuvant d’une flasque magique, journaliste copain de Kennedy. Une saga rugissante, une épopée parfois burlesque qui traverse et décrit le XXe siècle américain, écrite par un conteur génial. Un grand écrivain est né!

Le Livre des livres
Après avoir publié le premier roman et parfois quelques autres, l’écrivain entretient secrètement un rêve: le livre avec un grand L, l’œuvre majeure, ambitieuse et immense, exigeante et fondamentale. Pour moi, ce serait une histoire romancée de l’Église catholique considérée comme la première multinationale. J’y pense toujours.

D’autres ont plus de courage. Leonardo Padura, Cubain, auteur de merveilleux polars introuvables dans son pays, a voulu écrire dans L’homme qui aimait les chiens la grande désillusion de ces millions de gens qui, comme lui, ont cru à la Grande Révolution communiste, l’Utopie la plus meurtrière de l’Histoire. Il trace les destins croisés de trois hommes unis par leur amour des chiens et par leur engagement révolutionnaire, Trotski, premier chef de l’Armée rouge, Ramòn Mercader, son assassin et Ivan, le narrateur, un aide-vétérinaire, laissé-pour-compte de la révolution cubaine. La foi révolutionnaire de Trotski le condamnera à l’exil et à la mort. Celle de Mercader, alias Jacques Mornard, le transforme en robot désincarné et programmé pour la haine des ennemis de la Révolution. Disparu, annihilé par la Foi, le jeune idéaliste sentimental qui combattait pour les républicains espagnols. Quant à Ivan, le narrateur, l’orthodoxie révolutionnaire lui a fait abandonner l’écriture. Et c’est un symbole lumineux qu’il décide d’y revenir pour raconter le destin failli de ces deux croyants. Une manière pour lui de concrétiser la mort de son propre rêve dans un Cuba rongé par la méfiance et la pénurie. Padura n’échappe pas toujours aux difficultés de l’écrivain qui s’attaque à l’Histoire. La vie de Trotski et ses multiples exils sont amplement documentés et limitent la liberté de l’écrivain, qui se fait plus chroniqueur que romancier. Le destin plus mystérieux de Mercader permet à l’écrivain plus de liberté, mais ce n’est pas nécessairement moins de véracité. Ces deux destins prennent tout leur sens épique et dramatique dans la quête d’Ivan, qui tente de les réunir après avoir recueilli les confidences de Mercader mourant. Car ces trois hommes qui aimaient les chiens nous attristent de la même manière: ils sont chacun victimes de la Foi révolutionnaire, et ce sont la perversion et la faillite totale de l’Utopie qui leur rendent leur humanité perdue. En lisant ce livre exigeant, je me demandais sans cesse si un roman qui comporte plusieurs faiblesses pouvait être un grand livre et je dois avouer que oui, c’est un très grand livre.

Le petit bonheur
Et puis, il y a ces écrivains qui semblent sans crainte ni grande ambition, qui semblent se satisfaire, livre après livre, de raconter, d’inventer, d’évoquer, de faire rire et parfois pleurer. Des écrivains qu’on envie parce qu’il semble que l’écriture leur vient aussi naturellement que la respiration. L’écrivain britannique Jonathan Coe fait partie de ces gens qu’on jalouse. On évoque souvent l’humour «british», ce regard légèrement distancié sur la vie et les êtres qui souligne sans grossir, qui décrit le ridicule en évitant la caricature et qui, au bout du compte, transforme malicieusement l’invraisemblable en vraisemblable. C’est ce que réussit encore une fois Jonathan Coe dans La vie très privée de Mr Sim, un roman qui allie drame et légèreté dans une construction d’équilibriste qui relève presque de la magie. Sim est un raté de 40 ans, un de ces êtres sans épaisseur ni consistance qui se meut sans but apparent dans la grisaille et la désillusion de la société britannique contemporaine. Il a rédigé son épitaphe: «Ci-gît Maxwell Sim, un type archibanal.» Mais voilà que lancé dans un improbable marathon de vente de brosses à dents écologiques, il découvre de vieilles lettres, des cartes postales, revoit d’anciennes connaissances, se lie d’affection avec Emma, la voix aguichante de son GPS. Il sera aussi surpris que nous de découvrir que non, il n’est pas archibanal et que sa vie, sans jamais qu’il l’ait soupçonné, est un drame tragique. Un bijou d’invention narrative, un livre qu’on déguste à la petite cuiller.

Hubert Mingarelli fait aussi partie de ces écrivains que j’envie pour son écriture tendre et poétique qui trace voyage et solitude d’un trait doux. Dans La lettre de Buenos Aires, il nous donne comme des présents neuf nouvelles parfaitement achevées. L’une de celles-ci, «Qui se souviendra de nous», devrait figurer dans toutes les anthologies de nouvelles françaises. Un chef-d’œuvre de dix-huit pages qui, à lui seul, justifie l’achat du livre.

Bibliographie :
La ballade de gueule-tranchée, Glenn Taylor, Grasset, 346 p. | 29,95$
L’homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura, Métailié, 672 p. | 35,95$
La vie très privée de mr sim, Jonathan Coe, Gallimard, 450 p. | 34,95$

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