Douglas Kennedy n’est pas le premier à décrire la famille comme un microcosme de la société, mais il traduit avec une acuité exceptionnelle le tissage complexe, tortueux et souvent troué que forme la cellule familiale. Ses silences, mensonges et secrets sont au cœur de la nouvelle trilogie de l’écrivain new-yorkais, La symphonie du hasard, dont les deux premiers tomes sont parus en français (le troisième tome paraîtra le 11 juin), une fresque sociale qui interroge à petite et grande échelle ce que la structure sociale a de rassurant et de repoussant en même temps.

Le premier tome s’ouvre dans le New York des années 80, alors que l’éditrice Alice Burns rend visite à son frère Adam en prison, en froid avec le reste de la famille. Ce dernier lui révèle un secret de jeunesse datant de l’époque où il rêvait de devenir joueur de hockey. Un secret qui résume parfaitement l’hypocrisie d’une société qui dissimule ses fautes derrière un voile de bonnes intentions. Alice replonge alors dans ses souvenirs de jeunesse. Issus d’une famille de classe moyenne de la banlieue new-yorkaise des années 60, les trois enfants grandissent entre une mère juive dépressive et un père catholique irlandais rigide et souvent absent. Un couple toxique, à l’image de tant d’autres, que l’auteur prend plaisir à dépeindre dans ses menues disputes et ses grandes contradictions, évoquant une « culture de la dissimulation » faisant écho à celle du règne de Nixon.

« Toutes les familles sont des sociétés secrètes. Des royaumes d’intrigues et de guerres intestines, gouvernés par leurs propres lois, leurs propres normes, leurs limites et leurs frontières, à l’extérieur desquelles toutes ces règles paraissent souvent insensées », écrit l’auteur, qui suit son héroïne dans son parcours d’émancipation et de dialogue avec cette famille défaillante à l’origine de ses névroses. Lorsque Alice découvre que chacun de ses parents souhaite être son confident en secret de l’autre parent, se croyant être le seul digne de confiance, elle s’interroge sur l’honnêteté, « une vertu qui n’a pas sa place dans leur foyer ».

Fin psychologue et doté d’un esprit critique des plus aiguisés, Kennedy rend compte des dessous de la famille américaine comme de ceux de la société, n’hésitant pas à bousculer les valeurs que sont la religion, l’amour, la loyauté. Dans le premier tome, Alice, âgée de 17 ans, quitte le nid familial et entre à l’université, découvrant le féminisme, la drogue et le rock’n’roll, prenant une distance de sa famille toxique, coupant avec une génération aux préceptes hérités du XIXe siècle qui consistent à « sauver sa face » et à « souffrir en silence ». « Nous chérissons la famille plus que toute autre forme de communauté, car elle est la clé de voûte de l’ordre social », déclare Alice, pour ensuite s’interroger : « Comment peut-on être si proche de quelqu’un et en même temps si différent, si distant? » « Un parent reste toujours une terra incognita dont les nombreux royaumes demeurent hermétiquement clos. »

Outre la fine analyse du lien familial décortiqué avec lucidité, Kennedy excelle dans sa capacité à camper le décor des années de jeunesse de l’héroïne, d’abord dans une université de la côte Est américaine, puis à Trinity College, à Dublin, où part étudier Alice dans le second tome. Inspiré de son propre parcours, l’auteur, qui vit entre Londres, Paris, Berlin et l’état du Maine, s’amuse à comparer l’Europe et l’Amérique à une époque où beaucoup d’Américains rêvaient de la vie parisienne comme d’un éden intellectuel sans pareil. Or, Alice débarque chez une vieille bigote irlandaise, dont la chambre miteuse, le couvre-feu et le puritanisme auront vite fait de faire fuir la jeune fille avide de liberté. Alice rejoint la bohème artistique de Dublin, fraye avec des écrivains progressifs et aiguise sa conscience politique.

Avec en toile de fond le coup d’État d’Allende, le terrorisme en Irlande, le roman crée un face-à-face déconcertant entre les mensonges de la grande et de la petite histoire. Ces tissus troués qui forment notre monde. Le père d’Alice travaille dans les mines au Chili et, coup de théâtre, s’avère lié à la junte militaire! À coups de baptêmes en tous genres, de petites et grandes tragédies et de désillusions, le parcours d’Alice rejoint celui de la société de son époque : rebelle, idéaliste, tumultueuse, mais aussi ramenée aux limites d’une réalité tributaire d’un long héritage reposant sur un solide socle conservateur.

Le portrait incisif que Kennedy fait de l’Amérique des années 60 où l’homophobie, le puritanisme, le sexisme et le racisme sont la norme et vont déclencher la révolution que l’on connaît, rappelle malheureusement l’Amérique de Trump, comme un mauvais retour de l’histoire, une tragique régression du pays qui a fait naître les grands mouvements progressifs.

Aux tromperies, non-dits et défauts inhérents à la famille comme à la société, Kennedy oppose une réflexion profonde sur le libre arbitre, remettant en question notre capacité à faire de la vie imparfaite une source de joie, de peine ou de colère. « Nous ne sommes pas seulement la somme de tout ce qui nous est arrivé au cours de notre vie, mais aussi un témoignage vivant de la façon dont on a interprété ces événements. La symphonie du hasard mêlée aux accords infiniment complexes de nos décisions – une partition qu’on se surprend souvent à réécrire pour en effacer les erreurs de jugement et les nombreux gâchis. » Renvoyant à ce précepte de la psychologie voulant que notre histoire se construise à partir des récits que l’on en fait, et de nos interprétations, Kennedy développe à travers ces deux livres une réflexion très juste sur notre capacité à choisir un point de vue qui permet de faire entrer des lueurs d’espoir et de bonheur, malgré les ratés. « Le malheur est un choix », déclare Alice, forte d’une clairvoyance existentialiste.

Portant beaucoup d’attention au détail de la vie quotidienne de son héroïne comme à ses tourments intérieurs, Kennedy fait honneur au roman américain avec un réalisme psychologique et une efficacité narrative qui font de cette trilogie une lecture accessible sans manquer de profondeur. Truffé de dialogues savoureux, plein d’esprit et de scènes outrageusement indignes, La symphonie du hasard se dévore littéralement et donne envie de faire la révolution, même si on connaît les racines du mal prises dans le nœud de toutes les familles. Des tissus serrés dont on peut s’extraire physiquement, mais desquels on demeure à jamais liés intérieurement.

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