Tchékhov, le monde gris tourterelle

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Un soir, fin du XIXe siècle, Tchékhov et Ivan Bounine sont en fiacre, ils vont de Yalta à Oreanda. Tchékhov, soudain, dit à son ami : « Savez-vous pendant combien d'années encore on me lira ?... Sept ! ». Bounine s'étonne : « Pourquoi sept ? ». Tchékhov laisse tomber : « Mettons sept et demie... ». Cent ans après sa mort, on le lit encore.

C’est le nouvelliste, surtout, qui aura occupé la scène éditoriale du centenaire de la mort de Tchékhov, en 2004, plus que le dramaturge et le romancier, et c’est un juste retour des choses puisque ce fut son premier métier, celui qu’il exerça dès 19 ans en arrivant de Taganrog à Moscou. Par ailleurs, ses nouvelles forment la portion de son œuvre la plus volumineuse — et la plus désespérément fine et vive —, alors que la célébrité universelle de ses quatre pièces de théâtre laissent dans l’ombre la majorité de ces très nombreux récits.

En 1992, dans son essai sur l’univers de Tchékhov (Regardez la neige qui tombe), Roger Grenier recensait 588 nouvelles que l’auteur de La Mouette aurait écrites, citant le record de l’année 1886 où 96 textes quittèrent sa table de travail. Aujourd’hui, selon la traductrice Lily Denis qui vient de choisir et de traduire 38 nouvelles chez Gallimard (Le Malheur des autres), Tchékhov a laissé 649 récits. Dans l’édition de « La Pléiade » (2 des 3 tomes), il y en a 250.

Ce n’est donc qu’en Russie que l’on peut trouver la totalité des nouvelles, puisque l’Académie de Moscou les a intégralement publiées entre 1972 et 1983. En français, plusieurs recueils ont été édités, par exemple celui, remarquable, des éditions Alinéa où, en 1986, sous le titre Le Violon de Rotschild, le traducteur André Markowicz (un des meilleurs, compte tenu que la polyphonie de Tchékhov est difficile à traduire) en proposait 16, dont la préférée de Tchékhov, L’Étudiant.

Markovitz, qui a traduit Le Moine noir pour Denis Marleau, s’expliquait dans la préface à son Violon de Rothschild sur la difficulté à traduire un auteur qui n’emploie pas un seul mot, dans les dialogues comme dans la narration, qui ne possède sa couleur stylistique, sa propre forme, son intonation particulière : « Il s’efface lui-même et, même quand il décrit une action, il le fait toujours à travers la langue, les gestes, les attitudes, d’un personnage. D’où l’aspect cacophonique de ses nouvelles quand on les lit en russe. »

Ses nouvelles, mais aussi son théâtre, ont généralement été traduits en « bon français », dans une langue littéraire qu’aurait pu employer un contemporain de Tchékhov : une langue autre, loin de ses nuances propres, de ses subtilités fines. Roger Grenier, tchékhovien s’il en est, m’a d’ailleurs confié son horreur parfois d’aller « entendre du Tchékhov ». Ce problème de traduction explique la relative infortune des nouvelles. Même un franc amateur de l’auteur d’Oncle Vania n’aura pas, dans sa vie, lu plus d’une cinquantaine de récits brefs, à peine 10% de l’ensemble.

Avant le centenaire (il est mort le 2 juillet 1904), j’avais lu, pour ma part, 40 récits tchékhoviens. Cet été j’en ai lu 89 autres, c’est dire que j’ai la connaissance de 129 récits sur 649 et je peux vous dire (en doutions-nous ?) qu’Anton Pavlovitch était un fameux nouvelliste, un grand maître. À l’instar des Pirandello, Hemingway, Conrad, le meilleur de lui-même est dans le récit court, la saisie d’une scène, d’un climat, d’une couleur, ce fameux « gris tourterelle » qu’évoqua Nabokov.

Saisie et regard

Vladimir Nabokov, dans ses conférences américaines (on les trouve chez Stock sous le titre Tolstoï, Tchekhov, Gorki), expliquait comment l’auteur de La Steppe (rare récit long) était « un coureur de vitesse, non un coureur de fond ». Selon lui, Tchékhov était apparemment incapable de se concentrer longtemps sur l’image de la vie que son génie percevait ici ou là. Il pouvait en retenir un fragment, le temps d’en faire un court récit, mais « l’image se refusait à garder l’éclat et la netteté indispensables à qui voulait en tirer un roman-fleuve ».

On verra, en lisant les nouvelles du Malheur des autres et celles, les toutes premières, que 10/18 publie, comment il excelle dans la saisie d’une situation, comment son regard posé sur un événement (une femme séduite par un peintre qui ne la désire que comme modèle, un gazetier qui se suicide et dont le collègue tire un bon papier, un arrangement amant-femme-cocu, un écrivain détenant le record de lettres de refus, un amoureux déconseillant à sa bien-aimée de vivre avec lui, une expédition de chasse qui tourne à la beuverie) donne à ces fragments de vie leur lot de tendresse et de sensibilité, c’est-à-dire d’intelligence, dans une réserve, une pudeur, une douceur de compassion.

Il faut lire ces premières nouvelles qu’étudiant, devant nourrir sa famille (son père était un commerçant ruiné), il envoyait à la presse de divertissement où l’avait introduit son frère Alexandre. Elles sont sarcastiques, alors que d’autres sont franchement comiques ou grotesques et, déjà, la maîtrise est là. Dans le tout premier récit, Lettre à un savant voisin, publié en 1880 alors qu’il n’a pas 20 ans, « un méchant petit vieillard » écrit à son « inestimable voisin » son désir de faire sa connaissance en contestant sa théorie que l’homme descend du singe puisqu’il n’a pas de queue et que les Tziganes ne le promènent pas à travers les villes…

« Ne pas en faire cas… »

Ivan Bounine, son ami qui aura le Nobel en 1933, a publié, avant de mourir en 1953, un portrait inachevé de Tchékhov. On le republie pour le centenaire. Bounine y explique que son ami représente « le cas très rare d’un écrivain qui débute en ignorant non seulement qu’il serait un grand écrivain mais en ignorant simplement qu’il serait un jour écrivain ». C’est vrai que la nouvelle, pour Tchékhov, fut un travail alimentaire, dans les débuts. Du texte envoyé sous pseudonymes pour payer la bouffe de la famille, activité dérobée sur son temps de clinique, à l’hôpital.

Anton Tchékhov ne prend conscience de sa vocation d’écrivain qu’en 1886, alors qu’il publie depuis sept ans. C’est la fameuse lettre de Grigorovitch où celui-ci, écrivain établi, le convainc qu’il a reçu un don. Il répond à Grigorovitch pour le remercier : « Je sentais bien que j’avais du talent, mais j’avais pris l’habitude de ne pas en faire cas… ». Il laissa dès lors l’usage des pseudonymes.

Plus tard, lorsqu’il ira voir le grand Tolstoï, il l’entendra lui dire à l’oreille, en prenant congé : « Je ne peux pas supporter vos pièces. Shakespeare écrivait comme un cochon, mais vous, c’est encore pire ! ». Cher Anton Pavlovitch…, tendre centenaire.

* Simenon sur la genèse du roman : « Ça n’est jamais deux fois la même chose ; mais on peut dire que ça naît fortuitement, c’est-à-dire que je m’aperçois que je suis en état de roman, que j’ai besoin de me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, que j’en ai assez de ma peau à moi. »

Bibliographie :
Premières nouvelles, Anton Tchékhov, 10/18
Le Malheur des autres, Anton Tchékhov, Gallimard, coll. Du monde entier
Tchékhov, Ivan Bounine, Éditions du Rocher
Le Violon de Rothschild, Anton Tchékhov, Éditions Alinéa, coll. Domaine russe
Regardez la neige qui tombe : Impressions de Tchékhov, Roger Grenier, Gallimard, coll. L’un et l’autre,

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