Qu’arrive-t-il quand l’envie de se perdre l’emporte sur celle de se trouver? Quand les croyances sur lesquelles s’est édifiée la vie chancellent, que le chaos s’invite dans la vie et nous retourne sur le dos, comme le cafard chez Kafka?

Nicole Krauss raconte cette métamorphose dans son virtuose Forêt obscure, hanté par l’écrivain pragois. Pour sa narratrice qui est aussi l’alter ego de l’écrivaine américaine, en pleine crise existentielle, qui vient de divorcer et ne sait plus comment écrire, une porte s’ouvre vers un vide dans lequel elle nous emmène. Direction Tel-Aviv, au Hilton qui l’obsède au point de quitter New York. Or, de la même manière que ses croyances se sont effritées, les chemins empruntés pour trouver l’inspiration se dérobent.

On a fait de la connaissance une chose sacrée, tournant ainsi le dos à l’inconnaissable, explique la narratrice, qui, dans sa détestation de Descartes, choisit plutôt de se perdre au cœur de la « forêt où nous vivions jadis dans l’émerveillement ». Après avoir perdu confiance en l’irréfutabilité de l’amour et au pouvoir du récit, l’écrivaine en déroute voit cette obsession de clarté et de connaissance céder sous le poids d’un désir d’entrer dans l’informe et le mystère. « Du matin au soir, les gens s’appliquent à comprendre tout ce qui existe au monde : eux-mêmes, autrui, les causes du cancer, les symphonies de Mahler, les anciennes catastrophes. Moi, j’allais à présent dans une autre direction, je remontais le vigoureux courant de la compréhension, j’allais à contresens. »

Son récit croise celui de Jules Epstein, un sexagénaire new-yorkais qui choisit le dénuement à la suite de son divorce et dilapide sa fortune. Lui aussi mystérieusement réfugié au Hilton, il est peut-être le fruit de l’imagination de la narratrice, un double, qui sait? Leurs destins s’entrecroisent de manière étrange, l’absurde servant de guide à ce récit épousant le flou d’une identité qui se délite. Entre le besoin de se détacher des contraintes du réel, le poids de l’histoire, du passé de la culture juive et leurs relations bizarres avec Kafka — qui n’aurait pas vraiment été enterré à Prague en 1924 —, ces deux personnages invitent à renouer avec le mystère perdu.

Œuvre de scepticisme et de réenchantement, Forêt obscure est un objet aux contours fuyants comme l’est la quête de ses personnages, ombres errantes s’abandonnant non sans douleur aux dangers d’une vie débarrassée de son confort, de ses habitudes, de ses repères. Le monde parallèle qu’ils habitent porte les traces de l’ancien, mais exige aussi d’en faire le deuil.

C’est l’histoire d’une femme qui sort du carcan dans lequel elle s’est enfermée depuis l’enfance, cherchant le comportement suscitant la fierté de ses parents, une contorsion à laquelle s’ajoute celle de vouloir remplir de fierté tout un peuple. Les enfants juifs apprennent à se ligoter eux-mêmes, explique-t-elle, « comme le premier enfant juif fut ligoté et presque sacrifié au nom de quelque chose de plus important que lui ». Alors que l’écriture lui garantissait jadis la liberté, elle est redevenue une forme de ligature. « La narration ne supporte pas plus l’informe que la lumière ne supporte l’obscurité. Elle est l’antithèse de l’informe et ne peut donc véritablement le communiquer. Le chaos est la seule vérité que la narration se doit de toujours trahir. »

En se reconnectant à l’inconnaissable, c’est donc au chaos informe auquel Krauss rend hommage dans ce roman de délivrance où les fils se distendent à mesure qu’on cherche à resserrer l’intrigue, de la même manière que la vie se détricote de son souffle premier, à mesure qu’on la clôture. Hors du mariage et de la construction narrative classique, Krauss plonge dans un vide créateur hautement inspirant.

La vie suspendue
De la même manière que Krauss invite au mystère d’une vie s’écartant des chemins tracés par la raison, Pauline Delabroy-Allard raconte la puissance de la déraison incarnée dans un amour démesuré, ce genre de passion qui dévore et cannibalise. Chant tragique et incantatoire sur la passion amoureuse, Ça raconte Sarah épouse la démesure, l’orage volcanique d’un amour sulfureux et destructeur dans un langage très concret, incarné, charnel. Concis et magnifiquement orchestré, le court roman se construit autour du piège que Sarah tend à la narratrice : l’aveu de son amour comme un cadeau empoisonné. Sarah débarque dans sa vie de jeune mère séparée du père de sa fille, professeure dans un lycée vivant une existence « sans tunnel et sans mystère ». Une vie secouée par une tempête violente qui suspend momentanément tous ses repères.

Avec ses airs de tragédie grecque, sa prose concise, simple et efficace, son attention portée au détail signifiant et sa portée musicale envoûtante, ce premier roman éblouit par sa clarté et sa précision. Divisé en courts chapitres répartis en deux parties, le roman raconte d’abord l’envoûtement amoureux dans une envolée poétique admirablement incarnée, puis, en seconde partie, le retour à la réalité, la douleur intenable de la rupture sous forme de suspense autour de la narratrice en fuite qui a peut-être tué l’objet de son malheur, atteinte d’une grave maladie.

Derrière le récit des actions menées par ce couple dangereux aux yeux des parents de Sarah se dessine l’histoire de toutes ces amours tragiques, cachées, condamnées, de ce duel millénaire entre la vie et la mort que se jouent les amours fulgurantes, les sentiments trop grands qui dépassent, étreignent et étranglent. Un récit charnel aux images fortes : « Elle me hante, nue, sublime, un fantôme qui fait gonfler mes veines, larmoyer mon sexe. »

Sans craindre de s’attaquer à ce thème aussi usé qu’universel, Delabroy-Allard réussit à faire de cet amour tragique une ode sentie, personnelle et franchement réussie aux déraillements qui font sentir si vivants et qui tuent. Un roman où les répétitions sous forme de leitmotiv créent un ressac étourdissant, nous ensorcellent comme l’est l’amoureuse dévorée. Entre les musiques que Sarah, violoniste, interprète et qui envahissent sa bien-aimée, son corps qui contamine la narration et la peine d’amour traversée dans un appartement à Trieste où cogne un soleil « pas possible », le livre raconte comment soudain, tout peut disparaître derrière la fusion de deux vies. Un orage qui explose, traverse et dévaste.

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