Saul Bellow: Le Nobel de la rue Napoléon

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Quand Saul Bellow commença en 1954 à imaginer ce qui deviendrait son fameux roman Herzog, il donna au manuscrit un titre de travail, Mémoires du fils d’un bootlegger; il avait alors 39 ans, déjà un divorce, une thérapie et un National Book Award derrière lui (toutes choses qu’il renouvellerait). Cela faisait trente ans qu’il avait quitté Montréal avec les siens (juifs russes arrivés au Québec en 1913, déménagés à Chicago en 1924) et il entendait glisser dans son récit des bribes d’un portrait romancé de la vie des Belo dans leur période montréalaise (devenus Bellow, et lui étant le seul des quatre enfants né ici, le 10 juin 1915) : six ans à Lachine, sept ans dans le quartier juif du centre-ville, rue Napoléon entre la Main et la rue Laval (où habitaient encore les parents de Nelligan). Herzog, ce formidable roman paru en 1964 mena sa route d’écrivain au Nobel de littérature de 1976.

Bellow était déjà reconnu et salué par ses pairs et par la critique; John Steinbeck, recevant le Nobel en 1962, lui avait envoyé une copie de son discours de réception avec cette dédicace : « Le prochain, c’est toi » (il fut le prochain Américain à l’obtenir). Le talent de Bellow, admiré par ses prédécesseurs et ses successeurs (dont Philip Roth), fut l’un des plus solides de la littérature nord-américaine du vingtième siècle, et ce talent, ce don, avait à sa source une enfance et un éveil au monde survenus dans les rues et les saisons montréalaises du début du siècle. L’hiver, d’abord, avec ses laitiers qui passaient dans les rues en traîneaux, la neige jonchée de fumier, les taudisde la rue Roy et de la rue Napoléon. Puis le printemps et l’été, avec les étals de fruits de la rue Rachel où l’un de ses oncles travaillait, la distillerie clandestine de son père à Pointe-Saint-Charles dont sa mère l’intimait de ne jamais parler, l’hôpital du « Royal Vic » où sa santé fragile l’attacha à un lit durant six mois avec « la dame chrétienne [qui] venait lui lire la Bible »…

Cette matière québécoise, hébraïque et anglophone, cosmopolite et communautaire, hivernale et humoristique (la description hilarante et touchante de l’oncle Ravitch, le pensionnaire alcoolique rentrant la nuit, rue Napoléon, alors que les trois frères réveillés sourient du tapage, couchés dans le même lit) resurgit dans les pages d’Herzog comme des réminiscences d’un état d’innocence et de bonheur perdu. À seize reprises, ces flashs-back nostalgiques affluent dans ce roman dont l’action au présent se déroule au début des années 1960 entre Chicago, New York et Martha’s Vineyard. Le personnage central est Moses Herzog, un alter ego de Bellow, gamin né à Montréal devenu un intellectuel américain de 47 ans, professeur plus ou moins, écrivain plus ou moins, homme à femmes qui saute de l’une à l’autre (une Polonaise, une Japonaise) sans se poser vraiment après avoir survécu à deux divorces (Daisy, une bourgeoise conventionnelle, Madeleine, une extravagante dominatrice qui l’a quitté pour son meilleur ami) et pensant encore, peut-être, trouver refuge (dernier bonheur équivalant à celui de l’enfance) chez Ramona, une vendeuse de fleurs de 35 ans qui tient boutique sur Lexington Avenue. À seize reprises, le Montréal des années 1915 à 1924 revient, repasse, revit dans la tête de Moses Herzog, par ses odeurs (la salive de sa mère sur le mouchoir avec lequel elle le débarbouillait), ses personnages (le copain Nachman qu’il vient d’apercevoir tournant le coin de la 8e Rue et avec qui il jouait, rue Napoléon), ses coins de rue du Mile-End (terrain que Mordecaï Richler allait plus tard conquérir au nom de la littérature)… Herzog raconte ses excursions sur la rue Papineau, ses huit ans fêtés au service des enfants malades du « Royal Vic », sa mère qui coud et lave le linge de plusieurs clients et, comme une blessure qui fait encore mal, ce jour où, par entêtement enfantin, il refusa de descendre de la luge que sa mère avait tant de misère à tirer…, cette mère qui allait mourir d’un cancer quand, à Chicago, il aura 17 ans…

À l’université du Wisconsin, en 1937, Bellow avait entrepris de rédiger une thèse sur les Canadiens français, un travail qu’il abandonna en quittant le campus pour se livrer à un premier mariage et filer au Mexique, pensant sans doute que, s’il avait à évoquer ce peuple francophone d’Amérique dont il avait connu jusqu’à l’âge de 9 ans l’ordinaire prolétaire, un doigté littéraire conviendrait mieux que l’analyse universitaire. Et, en effet, les seize inserts montréalais que l’on trouve éparpillés dans Herzog valent plus qu’une thèse. Bellow y ressuscite les us, les rites, le temps de ces années de misère : les maisons mal chauffées et les tramways, les poires trop mûres achetées à bas prix au marché de la rue Rachel, le poulailler à lattes où l’on égorgeait des poulets que l’on sortait dans la ruelle pour qu’ils se vident de leur sang dans la sciure, la blanchisserie chinoise de la rue Roy derrière laquelle, un soir d’été, il a été agressé par un homme en manteau militaire qui, ayant mis sa main sur sa bouche, s’était masturbé violemment entre ses cuisses quand des chiens bondissaient contre la clôture alors qu’il lui avait fallu, ce soir-là, rentrer souper comme si de rien n’était

Saul Bellow, immense écrivain né dans un Montréal enfui et dont seule une bibliothèque de quartier, rue Saint-Antoine à Lachine, signale le souvenir en perpétuant son nom.

Sept ans après sa mort dans le Massachusetts, Gallimard entreprend de republier l’œuvre de Saul Bellow dans sa collection « Quarto ». Outre ce sublime Herzog, le premier tome comprend son roman de 1970, La planète de Mr. Sammler, avec lequel l’écrivain décrocha son troisième National Book Award. Ce livre est d’une tonalité plus grave. Le personnage central, s’il est aussi un intellectuel, est un survivant de l’Holocauste. Laissé pour mort par les Allemands au fond d’une fosse commune, il a pu rejoindre le monde des vivants en se frayant un passage entre les cadavres. Sa vie en est marquée à jamais. Il a plus de 70 ans, et une fille nommée Shula. Il habite à New York chez un neveu qui va mourir, une mort qui le bouleverse plus qu’il ne croit. Le roman file sans péripéties particulières autres que le cours de la vie d’un homme vieillissant et impassible, attaché à ses habitudes, accroché à ses méditations.

Comme Moses Herzog composait dans sa tête des lettres qu’il n’écrivait jamais, Sammler ressasse pour lui seul son siècle qui débuta dans la nuit et le brouillard d’une fosse derrière des barbelés. Saul Bellow, un écrivain majeur d’un siècle passé.

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