Samuel Beckett: Le taciturne grand épistolier

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Intarissable, ce Beckett-là! Chaque jour ou presque et souvent deux fois plutôt qu’une, il prend la plume (ou se bat avec le ruban de sa machine à écrire) pour jaser, raconter, rapporter, commenter, rappeler, gloser, ridiculiser, ironiser, souvent ironiser, blaguer, relativiser, et puis se plaindre de ses ennuis de santé (ses pieds, ses kystes, ses furoncles, ses palpitations cardiaques) auprès de ses amis et quelques connaissances (surtout Tom McGreevy, poète, critique, traducteur, historien d’art, son grand pote).

Cet écrivain prétendument taciturne (le Grand Silencieux, on va dire) s’était engagé dans de régulières et volumineuses correspondances, il fut un épistolier infatigable (un des derniers grands d’avant l’ère d’Internet) qui laissa au bas mot 15 000 missives et plus… dont on peut lire maintenant, avec le premier des quatre tomes prévus, celles des années allant de 1929 à 1940 (il a de 23 à 34 ans), ses années de galère célibataire, de chômage sans prestations (il refuse de travailler dans l’entreprise de son père : Beckett & Medcalf Métreurs-Vérificateurs), de cafard assuré et amusé (à son cher Tom le 4 août 1932 : « Je suis déprimé comme un chou envahi de limaces »), d’écriture ardue (son étude sur Proust, puis le lent accouchement du premier roman, Murphy – en deux ans, quarante éditeurs en accuseront réception sans suite), de refus systématiques, nombreux, de presque découragement (« Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira », confie-t-il à McGreevy le 26 juillet 1936), et de sa valse-hésitation existentialiste avant l’heure entre Paris (où il a été lecteur d’anglais à Normale Sup de 1928 à 1930), Londres (où il va souvent au concert et dans les musées), Dublin (où il va plutôt au théâtre et occasionnellement aux putes) et Foxrock (où il vit chez ses parents, à leurs crochets, se déplaçant vers les pubs de rase campagne avec la bécane de son père – Bill Beckett, qui meurt d’une crise cardiaque en juin 1933).

À l’automne 1936, il effectue un voyage de six mois dans l’Allemagne (c’est celle d’Hitler, tout de même!) où – apolitique à l’os mais pas dupe – il n’en aura que pour les tableaux de maîtres des musées de Berlin et de Dresde et y lisant en allemand le gigantesque Faust de Goethe (« C’était le genre à ne pouvoir rien raccourcir », écrit-il à l’ami Tom à qui il avoue en avoir abandonné la lecture à la seconde partie). Hormis ses lettres, il n’écrit presque rien (« Je tiens un journal de façon décousue, mais je n’ai rien écrit de cohérent depuis que je suis parti, ni d’incohérent. Quant au début d’un livre, pas un pet de lapin », écrit-il depuis Berlin le 13 décembre 1936 à Mary Manning Howe, une amie d’enfance).

Ces lettres postées durant ces onze ans d’avant-guerre (200 à l’un, 300 à l’autre, plus de 600 à McGreevy) étaient généralement écrites en anglais, plusieurs l’étaient en français, certaines en allemand. C’est le Beckett d’avant Godot et la célébrité mondiale (il n’aura son Nobel qu’en 1969), le Beckett tenaillé et aimanté par ce Paris qu’il avait tant goûté, c’est l’écrivain irlandais en préparation du passage volontaire vers la langue de Molière (et conséquemment du détachement progressif avec sa mère – il qualifie d’épineuses les relations avec celle qu’il désigne d’un simple M.), bref le Samuel Beckett d’avant Samuel Beckett, déprimé, indolent, détaché, mais orgueilleux, et un brin alcoolo, attendant quelque chose (plus que quelqu’un) qui sera la Littérature, sa seule conviction. Le 16 janvier 1936, il écrit à McGreevey (qui l’avait précédé comme lecteur d’anglais à Normale Sup, rue d’Ulm) : « Le seul plan sur lequel j’ai l’impression que ma défaite n’est pas prouvée est le plan littéraire. Warte nur… ». Warte nur veut dire « Attends seulement ». Son Godot arrivera, il en était certain sans le savoir vraiment, mais n’anticipons pas car en 1940 (fin du tome 1 de sa Correspondance), il ne pouvait encore que l’espérer, ce Godot (autrement dit l’œuvre beckettienne), mais il aura d’abord à se défaire de l’influence de James Joyce (à qui McGreevy l’a présenté en 1928 à Paris) et à trouver sa manière, c’est-à-dire avoir son illumination, la révélation de ce que sera son œuvre à lui, ce qui ne se produira qu’en 1945 au sortir de la guerre (il a voulu s’engager, on n’a pas voulu de lui) quand il saisira que si Joyce additionne, lui va soustraire. Au savoir, il opposera la perte, à la maîtrise l’appauvrissement, à la brillance l’écru. Vladimir et Estragon seuls sous la lune auprès d’un arbre sec attendant quelqu’un qui ne viendra peut-être pas… N’allons pas trop loin, ces lettres du tome 1 nous circonscrivent au Beckett des premiers essais, Whoroscope qu’il a fait lire à Joyce (qu’il appelle « l’Homme de plume »), celui sur Proust dont il avoue à Tom le 11 mars 1931 : « Je l’ai relu en entier rapidement et je me suis vraiment demandé de quoi je parlais », ses poèmes qu’il a mis des années à faire éditer sous le titre Echo’s Bones, ses nouvelles inspirées de sa lecture de la Divine Comédie de Dante, More Pricks Than Kicks, parues sous ce titre à double sens scabreux en 1934 puis interdites par la censure catholique irlandaise durant plus de vingt ans mais célébrées en 1994 lors de leur traduction chez son éditeur Jérôme Lindon sous le titre Bande et sarabande, puis ses articles parus en revues et ses traductions faites par nécessité alimentaire (dont des poèmes d’Éluard).

C’est le Beckett qui a suivi une psychanalyse avec W. R. Bion (de laquelle seule la relation avec sa mère ne s’est pas éclaircie, sa mère présente dans ses préoccupations mais tenue loin) et qui avoue à Tom : « Mais les sentiments des gens ne semblent pas avoir d’importance, on est gentil ad libitum avec tout un chacun, offenseurs et offensés, avec un basso profondo de solitude qui ne vous abandonne jamais ». C’est le Beckett qui, une seule fois dans ces 214 lettres, évoque celle qui sera la grande compagne de sa vie, Suzanne Deschevaux-Dumesnil. Le 18 avril 1939 à McGreevy après avoir raconté bien des choses : « Il y a aussi une jeune fille française que j’aime bien, sans passion, et qui me fait beaucoup de bien ».

À la prochaine chronique, le tome 2, le Beckett où Godot arrive!

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