Raymond Carver: Le «précisionniste»

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Quand Jacques Poulin me parlait de ses écrivains préférés en 2007, pour la rubrique «Libraire d'un jour» (on aimerait tous connaître un tel libraire que l'attentionné Poulin), je retrouvais dans sa nomenclature quelques-uns de mes penchants littéraires envers ces maîtres de la nouvelle ou du récit resserré, Tchekhov, Hemingway, Steinbeck,Mingarelli, et le nom de Raymond Carver vint, le seul que je n'avais pas lu et dont le romancier du Chat sauvage me disait avec admiration: «Chez Carver, c'est la simplicité même de l'écriture, tu ne peux pas enlever un mot.» Je me promis alors de «venir» un jour à ce Carver dont je ne connaissais que la réputation paradoxale de «minimaliste» et d'alcoolique…

L’occasion se présente avec la réunion et la publication des œuvres complètes (toutes des nouvelles) de Raymond Cleevie Carver Jr aux éditions De l’Olivier, la maison d’Olivier Cohen qui fut le premier éditeur français (d’abord chez Mazarine) à le faire vraiment connaître en France et dans la francophonie, s’engageant à servir l’œuvre entière. Cohen avait lu son premier Carver par hasard dans une librairie de New York un jour de pluie en 1986 et, l’année suivante, il le fit venir à Paris avec sa copine, la poétesse Tess Gallagher, qui avait tenu (écrit-elle dans Le monde de Raymond Carver) à ce qu’il porte des vêtements bien coupés et qu’il s’achète une veste en cuir afin qu’il «ressemble à Camus». Ils dînèrent à la Coupole, Cohen fut impressionné par son regard («Je crus y lire toutes les nuances d’une bienveillance tour à tour teintée d’ironie et de mélancolie», confie-t-il dans l’avant-propos du Monde de Raymond Carver), et il accepta son invitation d’aller pêcher le saumon avec lui dans les eaux du Pacifique Nord. En 1987, Ray Carver avait 49 ans, cela faisait dix ans qu’il ne buvait plus d’alcool, et il allait mourir le 2 août 1988 d’un double cancer du cerveau et du poumon.

Je me suis mis à le lire vingt-deux ans après sa disparition. Et dans ses textes «rétablis», c’est-à-dire ceux qu’il remettait à son éditeur chez Knopf, Gordon Lish, en qui il avait une totale confiance. Carver, plus prolétaire que littéraire, était étranger au monde capricieux des gens de lettres. Et ce Lish, éditeur brillant mais peu scrupuleux, avait décidé unilatéralement de faire de Carver un écrivain du court, du brut, du retenu; il coupa allègrement dans les manuscrits de ces nouvelles déjà pas très longues. La réputation de «minimaliste» vint de là, d’une opération d’édition. Or, le travail d’Olivier Cohen, aujourd’hui, en restituant l’entièreté des mots et des phrases des premiers recueils de Carver, et en risquant ainsi de déplaire aux «carveristes» convaincus (et aux Jacques Poulin de ce monde) qui savourent la simplicité de cette écriture nord-américaine, réussit plutôt à rendre justice à un grand écrivain qui ne recherchait pas tant la brièveté de ses histoires que la vérité de ses personnages. Mentionnons qu’au deuxième tome, on a les nouvelles telles que coupées par Lish; on peut donc comparer avec les originales au premier tome: beau travail d’éditeur!

C’est Tess Gallagher, sa seconde femme, qui est intervenue pour que l’on rétablisse l’œuvre de Carver telle qu’elle fut écrite. Elle avait raison de le faire; on est loin de la sortie de fonds de tiroirs. Dans un texte qu’elle signe en postface au Monde de Raymond Carver, elle défend son homme, elle explique que Les vitamines du bonheur, par exemple, ce recueil écrit en 1981 sans que Lish sorte ses ciseaux, a donné une ampleur inédite à son œuvre et que cette richesse avait été gommée dans ses premiers recueils publiés. Elle écrit: «Grâce à cette évolution spirituelle et stylistique, son écriture s’est affranchie de l’étiquette réductrice de « minimaliste » qu’il avait rejetée depuis le début. Il préférait celle de « précisionniste », qui lui semblait plus juste.»

Et comment! Ces nouvelles, comme «Si vous dansiez?» au tome 1 (comparée à «Et si vous dansiez?» au tome 2), ne sont pas tellement elliptiques que cliniques, approfondies, et des nouvelles comme «Gloriette» ou «Débutants» sont plus étrangement déroutantes que longues… L’écrivain est ici dévoilé dans sa véritable expression littéraire. Son style et sa voix, sa musique, sont plus riches que dans cette réduction au minimalisme qu’il avait été obligé d’accepter pour être publié. On comprend, en lisant la lettre pathétique qu’il écrivit à Gordon Lish le 8 juillet 1980, missive insérée dans les dernières pages du tome intitulé Débutants, que l’écrivain fut atterré par les coupures mais que, ignorant des mœurs de l’édition, il accepta tout, la mort dans l’âme, avec la peur de ne plus pouvoir écrire, perdant confiance en lui. Heureusement, en abandonnant la bouteille (avec laquelle, on le comprendra, il buvait sa colère, sa honte, sa peur), il retrouva la plume (et Tess Gallagher qu’il rencontra en 1977 y fut pour beaucoup) et, dès lors, le «précisionniste» retrouva son regard perçant, un regard plus sentimental que celui du Carver charcuté, mais d’un sentimentalisme humaniste qui fait de lui l’un des grands écrivains américains de la seconde moitié du XXe siècle.

Un Tchekhov amerloque, qui ausculte, et comprend. Des vies, senties avant d’être écrites, observées avant d’être exploitées, précisées d’un sentiment au lieu d’être résumées par un événement; ces vies qui vont à vau-l’eau, dans la fragilité des couples, les hasards, les échecs, ces troubles indéfinis, ces désirs contrariés, un enfant tué le jour de son anniversaire, le corps d’une noyée que des pêcheurs laissent flotter, trop occupés à leurs prises de poissons et d’alcool, un gamin qui fantasme sur la femme qui l’a pris en stop et qui se masturbe à n’en plus finir, le voisin qui sort la nuit pour épier sa femme par la fenêtre de leur chambre, une dernière allumette qui s’éteint, le besoin inassouvi de l’amour, ces naufrages de la vie, ces désespoirs nerveux que Ray Carver, fils d’ouvrier, connaissait bien et dont il avait l’élégance de les décrire sans les juger, ni les commenter… Au cinéma, on a un aperçu de ces univers décalés (neuf nouvelles) dans Short Cuts de Robert Altman.

Bibliographie :
Débutants: Œuvres complètes (t.1, ), Raymond Carver, De l’Olivier, 332 p. | 34,95$
Parlez-moi d’amour : Œuvres complètes (t.2), Raymond Carver, De l’Olivier, 184 p. | 25,95$
Tais-toi, je t’en prie : Œuvres complètes (t.3), Raymond Carver, De l’Olivier, 314 p. | 27,95$
Les vitamines du bonheur : Œuvres complètes (t.4), Raymond Carver, De l’Olivier, 252 p. | 27,95$
Le monde de Raymond Carver, Collectif, De la Martinière et De l’Olivier, 196 p. | 69,95$

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