Puzzle américain

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Pour l'un, toujours vivant, les États-Unis sont à refaire. Et pour cela, Jim Harrison va jusqu'à faire renommer tous les États américains par le personnage central de son roman Une odyssée américaine. Pour l'autre, Terry Southern, décédé en 1995, Texas Marijuana et autres saveurs, publié pour la première fois en 1955, porte encore haut et fort le rêve d'une «Amérique terre promise».

J’ai toujours été fan de Harrison. Peu de ses titres traduits en français m’ont échappé, et plusieurs font aujourd’hui partie de ce que j’aime nommer mon «arbre généalogique littéraire»; celui par lequel j’ai l’impression de m’être un peu construit, de m’être défini, au fil des ans et des lectures. De Dalva (1988), mon point d’ancrage avec l’oeuvre de l’ogre de la péninsule nord du Michigan, j’ai découvert petit à petit les autres morceaux de chairs (de mots) de l’homme, ce monstre, qui mange et qui boit autant qu’il écrit: Un bon jour pour mourir (1973), Légendes d’automne (1979), Entre chien et loup (1990), The Woman Lit By Fireflies (1990), que mon cher Dédé m’avait si gentiment offert en tournage aux States. Et puis, plus récemment, Aventures d’un gourmand vagabond(2001), En marge (2002), De Marquette à Vera Cruz (2004), L’été où il faillit mourir (2005) et Retour en terre (2007).

Oh, il m’en manque, bien sûr, mais je sais qu’un jour je complèterai ma liste avec ses oeuvres de jeunesse: je sais qu’à travers ces romans d’une force fascinante, se dessine une vision d’un pays américain, les États-Unis, que nous ne voyons presque plus, que nous avons tendance à vouloir oublier, qui nous est enlevé année après année. Un pays de ruraux, d’hommes et de femmes pour qui les grands espaces veulent encore dire quelque chose, et pour qui la bonne bouffe et le «bon boire», contrairement à ce que considèrent leurs contemporains citadins, se rattache encore à une certaine idée du territoire, à une production, à un élevage, à une nature luxuriante à travers laquelle l’homme n’est qu’un risible maillon d’une chaîne trop fragile.

Dans les livres de Harrison comme dans la vie, il y a la randonnée dans des forêts centenaires, il y a des lacs où l’on pêche, il y a des routes où l’on roule sans trop savoir où aller; il y a le vagabondage. Dans les histoires de Harrison, il y a encore des Amérindiens et des Canadiens français, il y a une vie qui nous est présentée de manière moins monolithique que dans ce que nous laissent voir et entendre les médias en général. Et n’y aurait-il pas aussi, dans les livres de Harrison, ce que plusieurs déplorent ne plus retrouver dans certains romans québécois? Nous vivons dans un monde qui n’est qu’à une ou deux générations de la misère et de la pauvreté. Et c’est peut-être ce qui me fait tant aimer l’oeuvre de Harrison: un territoire qui ne s’exprime jamais comme une nostalgie, mais comme un ensemble constitué de villes et de terres sauvages, de vieux et de jeunes, de riches et de pauvres, du passé comme du présent. Une littérature qui, par les personnages, nous fait découvrir un monde.

Tout cela, on le retrouve encore dans Une odyssée américaine, oui. Mais si on sent et comprend nettement la volonté de l’auteur de nous faire partager les préoccupations de ses personnages vieillissants, le résultat laisse plus froid que dans ses derniers ouvrages. Le monde y est moins présent. De Marquette à Vera Cruz et Retour en terre avaient frappé fort. Peut-être mon trouble devant une oeuvre moins forte n’est-il que fallacieuse comparaison… Cliff et Vivian se séparent. Ils ont 62 ans. Il a été professeur de littérature, un temps, mais il a passé le plus clair de sa vie à prendre soin de la ferme familiale de son épouse. Au moment du divorce, il perd tout et se retrouve avec une bien mince rente.

Pour se retrouver, Cliff entreprend de traverser les États-Unis. Road trip existentiel, retour à une errance rêvée, retour d’âge: Cliff se retrouve dans les bras d’une ancienne étudiante, de vingt et quelques années sa cadette, une femme qui en veut. Tout au long de ce périple confusément obsessionnel, Cliff reconstruira son pays à partir d’un puzzle, d’un casse-tête, comme on dit ici. À chaque État traversé, il se débarrassera de la pièce lui correspondant, et sur un carnet, il renommera l’État en question. L’idée est bonne, oui. Mais le résultat ne nous atteint pas, comme si l’écrivain avait pour la première fois de sa vie été un peu paresseux. Comme s’il n’avait pas assez travaillé. Dommage, parce que n’eût été de cette impression de travail bâclé, de longueurs qui autrefois apparaissaient comme des langueurs exquises dans l’oeuvre de l’écrivain, Une odyssée américaine aurait pu être un grand livre sur ce que deviennent nos rêves, lorsque nous n’avons pas encore compris que pour qu’ils se réalisent, ils doivent devenir des buts.

Le rêve, lui, encore
De Terry Southern, j’avais plus vu que lu. Inventeur, selon le romancier et journaliste Tom Wolfe, du Nouveau journalisme, Southern est surtout connu pour avoir scénarisé quelques incontournables de l’histoire du cinéma. De Dr. Strangelove à Easy Rider, en passant par Barbarella et The Cincinnati Kid, Southern a non seulement participé au grand rêve mythique de l’Amérique rock’n’roll des années 60 et 70, mais il en a aussi été un véritable chantre. Véritable icône de la contre-culture, il a côtoyé Burroughs et Kerouac, Jean Genêt et Cocteau, Camus et Sartre, et aussi James Baldwin, alors expatrié, comme lui, à Paris. Ce Texas Marijuana et autres saveurs se déguste comme un gros joint de bon haschisch, comme on n’en trouve plus… Il y a de ces histoires magnifiquement rurales dont je parlais plus haut, où d’anciens esclaves courent les bars avec des fils de propriétaires terriens, stoned comme des pierres d’avoir trop fumé de cette herbe trouvée sur la propriété: «[…] dans c’monde, on nous raconte plein d’foutaises… eh ben, quand un type y s’met à planer, y voit dans toutes ces escroqueries et tous ces mensonges et toutes ces foutaises. Y voit clair, et y voit la vérité!

— La vérité sur quoi?
— Sur tout!
— Bon sang, c’est sûr, tu débloques complètement, C. K.»

Dans ce recueil halluciné, il est question de jazz et de be-bop, d’héroïne et de speed, de jeunes filles et de jeunes garçons pour qui le monde a encore tout à offrir. Dans cette brique «stonifiée», il est question à la fois des craintes et de l’insouciance de toute une génération.

Nouvelles, interviews, enquêtes, délires: les histoires se suivent et ne semblent pas se ressembler, du moins a priori. Erreur: comme un vrai trip qui nous fait sauter d’un sujet à l’autre, c’est le tissu serré d’une société en profonde mutation qui s’exprime par les mots de Southern. Et plus encore que ce simple regard historique qu’il pourrait se limiter à nous faire porter sur les Amériques, Texas Marijuana et autres saveurs nous fait réaliser à quel point la mutation profonde de ce territoire, nettement plus ancien que ceux qui l’habitent, est encore en cours.

Bibliographie :
Une odyssée Américaine, Jim Harrison, Flammarion, 316 p. | 34,95$
Texas marijuana Et autres saveurs, Terry southern, Gallmeister, 290 p. | 34,95$

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