« Pas une seule fois un de mes personnages ne ferme une fenêtre » — Proust

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« Il m'est impossible de t'expliquer dans une lettre ce que j'ai voulu faire dans mon livre », écrit Proust à Antoine Bibesco en octobre 1912 alors qu'il a terminé l'écriture de la première partie de ce qui deviendra À la Recherche du temps perdu. Inquiet, malade, il ne sort plus, vit à l'envers des heures, hésite à publier « ce livre » qui a essuyé deux refus dont celui de Gide à la NRF, ce qui le mortifie.

Cependant, dans cette lettre au prince Bibesco, malgré l’« impossible » de l’explication de ce qu’il a fait, il va tout de même aller assez loin, plus qu’à l’habitude pour lui qui, rarement dans les milliers de lettres qu’il écrit depuis son lit (on en connaît 5 000, il y en aurait 20 000), dit quoi que ce soit de son travail d’écriture; on sent qu’il prend pour acquis la loyauté de cet ami avec lequel il ne joue plus le jeu sociétal du snobisme. Lisons ce que ça donne : « L’ouvrage est un roman ; si la liberté de ton l’apparente semble-t-il à des Mémoires, en réalité une composition très stricte (mais à ordre trop complexe pour être d’abord perceptible) le différencie au contraire extrêmement des Mémoires : il n’y a dedans de contingent que ce qui est nécessaire pour exprimer la part du contingent dans la vie. Et par conséquent dans le livre, ce n’est plus contingent. Si personnelles qu’aient pu être mes impressions, je ne les considère que comme la manière d’entrer plus avant dans la connaissance de l’objet. (…) Mon impression approfondie, éclaircie, possédée, je la cache à côté de quinze autres sous un style uni où j’ai foi qu’un jour des yeux pénétrants la découvriront. Et d’heures exaltées il ne reste qu’une phrase, parfois qu’une épithète, et calmes ».

L’essence d’une œuvre

Souvent Proust, après la parution en novembre 1913 du premier tome de la Recherche, aura à se défendre d’avoir écrit des Mémoires, d’avoir décrit son monde, celui des salons de l’aristocratie et de la bourgeoisie, d’avoir capté des types ici et là dans son entourage, alors que l’entreprise de la Recherche, c’est tellement plus que cela. En fait, c’est une œuvre qui met en scène bien plus des états et des mouvements que des hommes et des femmes, états et mouvements complexes et subtils dont il réussit, dans sa quête anxieuse, à décrire les infimes diaprures grâce à la métaphore qui nous soustrait aux contingences du temps.

À Robert Dreyfus, il se plaint, en décembre 1913, d’un critique du Figaro qui lui a fait un papier « injuste » en disant qu’il notait tout, comme s’il n’était qu’un observateur. « Non, je ne note rien. C’est lui qui note. Pas une seule fois un de mes personnages ne ferme une fenêtre, ne se lave les mains, ne passe un pardessus, ne dit une formule de présentation. S’il y avait même quelque chose de nouveau dans ce livre, ce serait cela ».

En mars 1914, il écrira la même chose à Gide dans une lettre postérieure à celle où ce dernier s’excusa d’avoir refusé le manuscrit : « Moi je ne peux pas, peut-être par fatigue, ou paresse, ou ennui, relater, quand j’écris quelque chose qui ne m’a pas produit une impression d’enchantement poétique, ou bien où je n’ai pas cru saisir une vérité générale. Mes personnages n’enlèvent jamais leur cravate ».

Une affaire envoûtante

Lire cette correspondance est affaire envoûtante mais je doute qu’il soit possible, à moins d’être un spécialiste de premier rang, de traverser l’entièreté des vingt et un tomes que publia Philip Kolb de 1970 à 1992. On en deviendrait neurasthénique tant Proust fait preuve, comme il l’avoue à Lucien Daudet, « de machiavélisme psychologique ». C’est pourquoi ce digest proposant 627 lettres parmi les milliers qu’il écrivit (avec un appareil de notes minutieux) est l’occasion pour l’amateur de se faire une bonne idée du Proust épistolier. Françoise Leriche, maître de conférences à l’université de Grenoble, a effectué cet équilibré choix.

J’ai pigé, pour lancer cette chronique, des lettres où Proust s’exprime sur son travail littéraire; j’aurais pu aussi bien faire un autre choix car la correspondance donne à lire au moins quatre choses. Il y a les lettres où l’on trouve des indications sociologiques objectives sur la fortune et le train de vie de Proust, la domesticité, les milieux fréquentés, les vacances, les amis et les idées politiques (Marcel, mi-juif par sa mère, était un ardent dreyfusard).

Puis celles où il joue sa comédie humaine. La publication par ordre chronologique permet de suivre l’extraordinaire jeu épistolaire de Proust qui, comme l’écrit Leriche en présentation, « loin d’utiliser la lettre comme un moyen de confidence, d’expression sincère de sa pensée, n’a cessé de s’en servir de manière tactique, défensive ou offensive, pour se dérober à l’emprise d’autrui ou le manipuler ». Ces lettres vont de la louange, dont il abuse, à la manie de minimiser son
talent qui n’a d’égale que celle d’exagérer son état de santé, d’en jouer pour écarter ou attirer son monde.

En état de roman

À travers ces contorsions, pitreries, flagorneries, peu à peu l’on trouve un écrivain qui se cherche, comme en dialogue avec lui-même, dont l’esthétique se forme à travers les oeuvres des autres. Car il lit beaucoup. Il cite beaucoup. On a alors le Proust dont les goûts se confirment dans ces lettres qui apparaissent comme autant de morceaux de critique artistique. Enfin, dans de nombreuses lettres on le voit en train de se positionner dans le champ littéraire de son époque.

Mais ce qu’il y a de plus fascinant dans cette correspondance, c’est que l’on y trouve en abondance, mais en jachère, des morceaux qui feront partie de la Recherche, des impressions qui se peaufineront dans l’œuvre à venir, des détails saisis qui deviendront matière romanesque, comme une pointe de jalousie qui apparaît dans une lettre à Reynaldo Hahn et qui se développera dans le personnage de Swann, ou lorsqu’il écrit à Madame Strauss pour s’informer sur la façon de s’habiller d’une de ses amies. En somme, c’est là une façon de se mettre « en état de roman ».

Dans ses lettres, le ton de Proust ne monte jamais, il descend, il vague, il remonte, mais jamais n’éclate-t-il de colère sinon la seule fois, dans une lettre de 1907, où il évoque Paul Léautaud, « l’être le plus immonde, le plus dénué d’intelligence, de style, de grammaire, de sensibilité, d’originalité qui existe, le premier publiciste qui me fasse vraiment comprendre le sens du mot innommable ».

Les monstres ne s’aiment pas.

* Simenon sur la genèse du roman : « Ça n’est jamais deux fois la même chose ; mais on peut dire que ça naît fortuitement, c’est-à-dire que je m’aperçois que je suis en état de roman, que j’ai besoin de me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, que j’en ai assez de ma peau à moi. »

Bibliographie :
Lettres, Marcel Proust, Plon, 1353 p., 69,95 $

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