Madame de Staël écrivait des romans d’amour où, en 600 pages, si on les cherche, on ne trouvera qu’un seul baiser et encore pas sur la bouche. Dans Corinne ou l’Italie : « une fois, il embrassa ses genoux ». Les amants ne se touchent pas, ne draguent pas, e inconduite sexuelle en jeu mais ce que l’on cause! D’histoire, de peinture, de musique, d’idées, de beauté et de politique, d’égalité et de liberté. Du roman-salon, on va dire…

Plus personne ne lit les romans de la baronne de Staël et c’est justement pourquoi, au hasard d’une biographie parue en 2018, j’en ai lu un, ce Corinne ou l’Italie dans lequel un lord écossais, Oswald Nelvil, venu à Rome se guérir d’un mal de vivre, croise Corinne, une femme célébrissime pour son salon où tous l’idéalisent, mais dont il ne sait pas trop la nationalité (on saura tard qu’elle fut londonienne devenue romaine d’adoption). Elle est belle comme tout – Germaine de Staël, qui ne l’était pas, se projette – et notre Écossais mélancolique va l’aimer plus que trop dans un amour hautement partagé mais jamais consommé et qui fatalement se consumera…

Lire cette romance éthérée équivaut à l’embarquement pour un long voyage culturel haut de gamme, la romancière experte vous y sert, avec un souci de la précision, l’histoire politique et artistique de l’Europe. Sans être ce que seront un Stendhal ou un Michelet (nés un peu après elle), madame de Staël est madame de Staël et n’aurait pas eu besoin de ces esprits brillants, certaine de la force du sien. Ne l’ayant connue que par ses livres, Stendhal ne la trouvera pas très sensible

Si Oswald et Corinne vont au Panthéon, ce n’est pas pour se bécoter derrière une colonne mais pour contempler la beauté architecturale du lieu; s’ils traversent des ruines, des églises, des palais, c’est pour s’imprégner de leurs histoires séculaires et, leur amour étant tout de même là, entretenu par la romancière qui joue de ce sentiment en mode subliminal, il passe dans un intense second plan, il se transforme en dons fleurissant chez chacun d’eux dans les domaines de l’art et de l’esprit, il s’éparpille en dissertations sur les caractères, les mœurs, la littérature; ces grands amoureux aiment beaucoup, s’aiment beaucoup, mais jamais ne se laisseront-ils sombrer dans le creux d’un lit… Le lecteur en ressort plus éduqué qu’émoustillé.

Fille d’un banquier suisse qui deviendra ministre des Finances de Louis XVI et d’une mère qui tient salon, née en 1766, enfant unique à bien des points de vue, la petite Germaine Necker a sauté sur les genoux des Lumières, ces vieux messieurs qui, à sa naissance, avaient tous au-dessus de 60 ans; Buffon lui parlait d’animaux, Rousseau lui causait nature, Diderot lui racontait des histoires. Elle grandissait le soir, entre les conversations des philosophes, et elle se mariera à 20 ans avec un aristocrate suédois, le baron de Staël. Voilà que, baronne, familière de Versailles, la Révolution française la saisira mais sans trop l’épouvanter. Elle a 23 ans quand la Bastille est prise.

En 1791, en pleine Terreur, elle tient salon à son tour, rue du Bac, certaine de ne pas être importunée outre mesure et sa forte tête ne finira pas au bout d’une pique, en effet, mais son caractère, sa culture, ses connaissances devront aller se faire voir ailleurs; les Necker ont filé en Suisse, à Coppet où son père a acheté un château et où elle passera une partie de sa vie à salonner, à réunir les beaux esprits en fuite, à voyager en Italie, en Allemagne, à écrire sur les mœurs, à ressentir à fond l’Europe, mais loin de son Paris où elle ne pourra revenir que lorsque, les restes de la Révolution dévoyés par l’empereur Napoléon Bonaparte, puis celui-ci forcé à l’exil à son tour, elle constatera que l’Histoire lui laisse la voie libre et pourra rentrer à Paris la tête haute.

Cette femme, avant le féminisme, était une enragée de la place des femmes dans la société en tant qu’égales aux hommes, son ami-amant Benjamin Constant dira qu’« il y a en elle de quoi faire 10 ou 12 hommes », c’est de surcroît une intellectuelle de plein droit et de par sa volonté; envers et contre la monarchie, les révolutionnaires et l’Empire, elle aura toujours tenu tête, s’adressant à Napoléon pour le remettre à sa place, lui qui ne pouvait la sentir même de loin mais qui ne put pas la faire taire même s’il fit saisir ses ouvrages comme, l’un des plus importants, lu aujourd’hui, De l’Allemagne, dans lequel elle osait célébrer un pays ennemi; le ministre de la Police de l’Empire, à la sortie de cet essai, paru alors qu’elle est revenue en douce, installée à Blois, lui signifie par écrit : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point. »

Elle repart sur les routes jusqu’en Russie, passant par l’Autriche. En patache. Après s’être remariée en cachette avec un jeune officier genevois de 23 ans, elle qui en a 45 et qui a multiplié les liaisons, son baron est depuis longtemps largué. Et elle écrit, la délurée, des Considérations sur la Révolution française, des Réflexions sur le suicide, le journal de ses exils, etc. Tout ce qu’elle écrit est racé, pertinent, coriace, il n’y a que ses romans d’amour qui versent dans la niaiserie comme le dira méchamment Lord Byron qui la croisait en copine à Coppet.

On la disait « lionne », qu’elle ne se privait pas de péter à table, qu’elle n’était pas belle mais avait des yeux noirs inondés de flamme. Sophie Doudet, qui signe une énième biographie de cette importante figure de l’histoire culturelle de l’Europe au XVIIIe siècle, prend sa défense en abattant les clichés qui ne la lâchèrent pas : bavarde, femme-homme, intrigante, hautaine, brutale, inconvenante, mais en admettant que derrière ces clichés se dessine en négatif une évidence : si elle avait été belle, elle se serait tue. « Elle aurait tenu salon comme sa mère et n’aurait rien publié alors qu’elle en mourait d’envie. »

J’aime madame de Staël et je vais lire son autre roman d’amour, Delphine, en alternance avec des chapitres de son ouvrage, celui que Stendhal aima le plus, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Elle l’a écrit à 30 ans.

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