Les clochards célestes

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Qu’est-ce qu’écrire, sinon tenter de coucher sur le néant de la page blanche une série de tentatives répétées de donner du sens au mystère de l’existence ? L’œuvre, même la plus innocente qui soit, pose des questions. Ainsi en est-il de la littérature, dit-on. Portrait de trois auteurs qui ont choisi entre deux camps, le chaos ou la lumière.

Dans sa préface à L’enchantement simple, un recueil de courts textes de Christian Bobin, génial et prolifique auteur de La part manquante et de Tout le monde est occupé, Lydie Dattas affirme qu’il existe deux types de littérature, « une qui nous égare et l’autre qui nous guide. » N’en déplaise à l’auteur, cette optique franchement réductrice écarte une troisième voie, celle qu’empruntent, par des chemins souvent tordus et labyrinthiques, de nombreux textes de la récente production littéraire internationale. Entre la désorientation caractéristique des œuvres modernes et la voie rectiligne des sages du XXe siècle, émules de Paulo Coehlo ou du Dalaï Lama, se glissent les cris des oubliés de notre société, des clochards qui ont trouvé refuge dans une douce folie, qui portent sur le monde le regard le plus chaotique qui soit et, par conséquent, le plus réaliste aussi.

« Aaaaaaaaaaaammmmmmmmoooouuuuurrrrrr ! que je répétais, entrecoupé de murmures et de larmes. Puis je reprenais force comme si toutes mes paroles mortes, tues, se retrouvaient unies et dans ce mot, comme si tous les inutiles du monde avaient trouvé leur langue, la vraie langue, et à travers ma bouche se passaient la langue des vivants et des celle des morts, des anges et des diables, des sauvés et des damnés. »
Les clowns de feu

Les clowns de feu, du poète et romancier Christian Ganachaud, appartient à cette catégorie d’œuvres brutales, absurdes et libérées des entraves de la moralité. Un jour, le duc Zrkg vient frapper à la porte et ajouter au malheur de la famille Lézard, un quintet macabre formé d’une mère recluse dans le nid de ses souvenirs et de quatre frères respectivement alcoolique, épileptique, hydrocéphale et cancéreux qui, ironiquement, portent les noms des disciples du Christ. L’homme, doté du fantastique pouvoir de ressusciter les morts, vient leur réclamer leur sol et, moyennant une extraordinaire somme d’argent, les contraint à l’exil. Avec ce roman qui s’inscrit dans la lignée des écrits de Ionesco ou de Beckett, Ganachaud signe une fantaisie macabre et burlesque ponctuée d’envolées poétiques d’une troublante beauté. Désarçonné devant la violence et la rage habitant les frères Lézard – qui n’hésitent pas, par exemple, à sacrifier un des leurs contre un arbre ou à décapiter les anges venus leur rendre visite– le lecteur ne sait où donner de la tête, hésitant entre la condamnation d’une telle série de sacrilèges et la vénération des idées de ces doux déments agités par une soif de vivre hors du commun.

« Le génie de Peter était celui-là : glisser nos corps entre nos vies et les mots, échapper au regard du monde par le regard sur le monde, inverser la faute et le jugement, mesurer les juges à l’aune des crimes jugés, être celui qui hypnotise. »
Les trapézistes et le rat

Roman baroque et extrême tant dans sa facture que dans son propos, Les trapézistes et le rat, du cinéaste et photographe Alain Fleischer, laisse lui aussi pantois. Au cœur de la Transylvanie profonde, Peter et Maria, un couple d’intellectuels promis à un bel avenir, célèbrent leur mariage à l’Auberge des Survivants en compagnie d’une poignée d’artisans déchus d’un cirque décimé. Toute la troupe, du nain lubrique à la contorsionniste nymphomane, viendra se mêler aux ébats sauvages du jeune couple dans une parade grotesque. Dans un deuxième temps, à la folie des premiers jours succèdera le silence, alors que les deux amoureux se trouveront séparés et vidés de désir. Fleischer fait subir à son roman un rat qui désigne, dans le langage du cirque, la chute d’un trapéziste et qui illustre ainsi brillamment la déchéance d’un couple brûlé à même la flamme passionnelle qui les consumait autrefois. Dans un style flamboyant et exigeant, l’auteur de La femme qui avait deux bouches dresse un portrait émouvant de ces petites gens qui, au nom de la vie et d’une soif d’excès inextinguible, se sacrifient au tragique de l’existence.

« J’ai tout misé sur un amour qui ne peut entrer dans ce monde même s’il en éclaire chaque détail. »
Ressusciter

Si l’on se rapporte aux propos de Lydie Dattas, les farces macabres de Ganachaud et de Fleischer sembleraient appartenir à la catégorie de la littérature qui égare. Comment expliquer alors qu’en refermant ces ouvrages, l’on se surprenne à vouloir mordre à pleines dents dans l’angoisse, compagnon infernal du « miracle » de la vie ? Les univers des Clowns de feu et des Trapézistes et le rat sont à leur façon, en tant qu’œuvres littéraires majeures, un des multiples reflets de notre société moderne, écartelée entre la tentation du chaos et la réconciliation avec une voie divine quelconque, capable de jeter un peu de lumière sur l’obscurantisme de l’air du temps. Comment alors relier ici de telles œuvres avec celle de Christian Bobin, empreinte d’une soif de lumière divine, sinon dans l’abandon total au regard sur le cirque du monde ?

Cet automne, trois fois plutôt qu’une, Bobin nous rappelle, à travers L’enchantement simple, Ressusciter et La lumière du monde, un recueil de propos échangés avec Lydie Dattas, que « quand on voit ce monde, on voit l’autre en transparence, comme le filigrane pris dans la trame du papier ». L’écrivain est douloureusement conscient qu’il n’y a pas de lumière sans ombre et vice-versa, et que les deux pôles à la base de la création se trouvent condamnés à cohabiter ici-bas en frères ennemis. Selon ses propres termes, Bobin, pris en enfer avec une candeur que l’on croirait empruntée à un quelconque lunatique, a choisi son camp et dédié sa plume à l’éloge de la lumière, qu’elle s’incarne en un geste de bonté ou dans le rire cristallin d’un enfant. Il la boit, cette lumière, comme la terre aride l’eau et laisse, en guise de muse, « la luminosité attirer les mots sur la page blanche » . Un tel éclat, s’il charme au premier regard l’amoureux de la langue ou tout simplement l’artiste désireux de recréer l’insaisissable, peut, à la longue, devenir aveuglant. C’est alors qu’intervient le regard critique ou notre traduction personnelle des propos de Bobin vers notre langue intime, celle dont nous seuls connaissons la grammaire et que nous partageons parfois avec nos proches, au risque de nous blesser. Prendre Bobin au pied de la lettre, c’est marcher dans les pas de l’idolâtre. Dans Ressuciter, Bobin affirme lui-même à de multiples reprises « ne jamais avoir trouvé Dieu chez ceux dont le métier est d’en parler » mais plutôt « dans une flaque d’eau. ». Il faut plutôt tirer de l’enseignement d’un des plus grands poètes vivants nos propres leçons, au risque de s’en tirer avec une sérieuse crise existentielle sur les bras.

Nous serions donc tous bénits et maudits à la fois, aveugles et prisonniers de nos travers, mais déterminés à faire de notre séjour terrestre le plus divertissant des spectacles. Ni les frères Lézard, pas plus que Peter ou Maria ou même Christian Bobin, ne sont des modèles de vertus. Ce sont des êtres faibles et fragiles, fous à leur manière et, quelque part, à deux doigts d’une étrange sainteté en ce qu’ils se livrent corps et âme au feu le plus sublime et le plus destructeur qui soit : la passion.

Bibliographie :
Les Clowns de feu, Christian Ganachaud, Du Rocher Les Trapézistes et le rat, Alain Fleischer, Seuil Ressusciter, Christian Bobin, Gallimard

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