Paralysée deux fois plutôt qu’une, d’abord à cause de ce chagrin d’amour puis blessée dans un attentat-suicide, Iris aura été plongée deux fois au cœur d’une douleur vive puis sauvée deux fois. Un mariage, une famille, un boulot accaparant tout son temps et sa tête, autant de façons d’oublier ce cœur et ce corps meurtris, réveillés alors que son amour de jeunesse ressurgit, vingt ans plus tard, ressuscitant ce temps béni d’avant les tragédies. Mariée à Micky, elle n’a jamais cessé d’aimer Ethan, aujourd’hui médecin de la douleur dans un hôpital de Jérusalem. Or, en retournant vers le passé, ce sont deux mondes inconciliables qu’Iris réunit : sa vie réelle et son rêve de jeunesse. Ce qui apparaît être une seconde chance s’avère plus compliqué…

Souffrant de douleurs chroniques à la suite de l’attentat-suicide dont elle a été victime, Iris découvre l’existence de la « douleur fictive », processus de défense produit par le système nerveux pour prévenir que quelque chose ne va pas dans l’organisme, ou douleur post-traumatique. Dénué de tout pathos mais bouleversant de vérité, Douleur traite du poids des séquelles mais aussi de la difficile guérison qu’on cherche souvent à atteindre précipitamment. La grande romancière israélienne observe les effets psychologiques d’une attaque terroriste sur la vie d’une famille ordinaire, mais interroge aussi le poids du passé, des regrets et des vies fictives qu’on se bâtit. L’auteure pose un regard lucide et drôle sur la famille et le mariage, analysant sans scrupules les petits accrochages journaliers qui usent le quotidien comme les grands tournants qui déterminent nos existences. Elle mêle Dieu et les valeurs bibliques à la vie d’une femme moderne, torturée et paradoxale, capable de s’épancher auprès de son ancien amant en ne jurant que par cet amour absolu, pour ensuite se jeter dans des tâches ménagères qui la confortent dans son rôle de mère. L’univers contrasté renvoie aux divisions profondes d’Iris et à l’éternel conflit entre les rêves et la réalité, au difficile combat mené pour rester cohérent dans nos choix de vie et nos valeurs.

Avec verve et répartie, l’écrivaine crée une œuvre poétique et philosophique, enracinée dans le concret de la vie. Au sujet de la famille, Iris n’est pas tendre : « Quel gâchis, et au nom de quoi, en fait? Ces bébés qui vous réveillent la nuit deviendront en un rien de temps des adolescents furieux, cet appartement que vous vous efforcez d’arranger si joliment sera pour eux une prison, cette famille que vous faites tant d’efforts à fonder et à préserver deviendra pour eux un fardeau. Pire encore, pour vous aussi. »

Douleurest aussi l’histoire d’une mère qui découvre qu’elle ne connaît plus sa fille, embrigadée par un gourou qui prétend l’émanciper de son ego en l’invitant à coucher chaque jour avec un homme différent! S’en suit un examen de conscience de la mère qui choisit sa fille au profit de son amour de jeunesse et se met au défi de lui montrer qu’on est libre seulement lorsqu’on affronte la réalité. Souvent sous forme de longs monologues intérieurs, ce récit fort et lancinant sur l’amour et le deuil, non dénué d’humour et d’une savoureuse autodérision, offre une réflexion clairvoyante sur le rôle complexe de la mère.

 

Cœur de charbon

Les séquelles des accidentés sont également examinées à la loupe par Sorj Chalandon dans un roman aussi magistral que discret, narré cette fois du point de vue du frère de la victime. Marqué par la catastrophe de 1974 et ses quarante-deux mineurs morts d’un coup de grisou survenu au fond de la fosse dans le quartier Saint-Amé de Liévin, dans le Pas-de-Calais, l’écrivain alors journaliste à Libération a attendu plus de quarante ans pour le raconter dans un roman poignant, drame ouvrier et suspense judiciaire aux multiples ramifications.

 

À la suite du décès de son frère Joseph, mineur, Michel Flavent quitte le nord de la France pour Paris dans l’attente du moment propice pour venger cette mort. « Venge-nous de la mine », avait écrit son père. Quarante ans après la catastrophe, veuf et sans attache, il rentre au pays pour punir un vieux contremaître qu’il juge responsable du drame. Avec la volonté de « punir tous ces salauds qui n’avaient jamais payé pour leurs crimes », ce héros de l’ombre va alors devenir le représentant d’un prolétariat exploité, tout entier dévoué à la cause de son frère martyr, lui fabriquant un véritable tombeau, un box où il réunit archives et objets témoignant du drame de Liévin, un hommage aux disparus, mémorial qui devient son obsession, sa raison de vivre et le transforme en « cœur de charbon ».

 

Avec ce don pour la formule simple, éloquente, le mot juste et précis, Chalandon emprunte le point de vue d’un homme portant de multiples blessures, démuni, seul avec un deuil trop lourd. Son unique carburant : venger l’injustice, être à la hauteur de la tragédie qui a fauché les siens. Pris au piège de sa propre mission, Flavent incarne la tristesse des sacrifiés de l’histoire, ceux dont les drames remettent en question les limites de la justice officielle. Sans jamais théoriser, Chalandon réussit à insuffler au récit de cet homme ordinaire une dimension universelle, une réflexion profonde sur les tragédies humaines sans doute nourrie par sa vie de grand reporter.

 

Au milieu du récit, l’auteur ajoute un élément troublant à l’histoire qui complexifie et approfondit le livre. Éblouissant de maîtrise, Le jour d’avant est un livre glaçant de colère qui rend hommage aux survivants et aux vies fauchées par des accidents qui posent des questions sur la fatalité, ou des réponses contre celle-ci. Il aurait pu être un grand roman sur la misère ouvrière, mais il est bien plus. Finement construite, cette fresque psychologique creuse les tunnels noirs de la culpabilité et du mensonge auxquels conduisent les séquelles psychologiques des deuils et la reconstruction des vivants après les morts.

 

 

Douleur
Zeruya Shalev (trad. Laurence Sendrowicz)
Gallimard
400 p. | 34,95$ @@@@@

Le jour d’avant
Sorj Chalandon
Grasset

332 p. | 29,95$ 000

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