Le monde dans sa main

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Peut-être voulais-je chasser la grisaille hivernale qui n'en finit plus à grands coups de romans, mais la lecture des Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann et de Le Moindre des mondes de Sjón aura, à défaut de précipiter la venue des beaux jours, offert une formidable cure de dépaysement. L'un et l'autre sont pourtant radicalement différents, mais ils nous parlent, chacun à leur manière, d'un temps où le monde gardait encore jalousement ses mystères, réservant la contemplation de ceux-ci à ceux et celles qui embrassent son immensité. Quel meilleur véhicule, en effet, que les livres pour exprimer l'idée selon laquelle le monde est un livre et le livre, un monde?

La chose n’est pas commune chez un éditeur comme Actes Sud, maison reconnue pour la sobriété de sa présentation, mais dans le cas de Daniel Kehlmann et de son roman Les Arpenteurs du monde, on a fait une exception. Sur un petit bandeau rouge ceinturant l’élégant bouquin, on peut lire: «Plus d’un million d’exemplaires vendus». Une publicité de la sorte n’a rien de nouveau, surtout dans le domaine du livre à suspense, mais c’est en lisant la quatrième de couverture que l’on sourcille un peu. Car le septième roman du petit prodige des lettres allemandes (il est né en 1975 et a accumulé une dizaine de récompenses en quelques années seulement) n’a pas, au premier coup d’œil, des allures de best-seller. Chronique colorée et baroque des destinées parallèles d’un explorateur intrépide et d’un mathématicien taciturne, Les Arpenteurs du monde a plus de chances d’attirer quelques esprits curieux que de faire courir les masses. Plus d’un million d’exemplaires vendus, donc: réjouissons-nous. Mais comment expliquer cet engouement? Est-ce la prose, sophistiquée et pétillante, de Kehlmann? L’extraordinaire florilège de merveilles que rapporte l’explorateur Alexander von Humboldt dans ses carnets de voyage? La truculence des descriptions que l’auteur fait du personnage de Carl Friedrich Gauss, tellement obsédé par les calculs qu’il en oublie d’honorer sa nouvelle épouse la nuit de ses noces? C’est un peu de tout cela, et encore plus.

Au départ, rien ne semble unir ces deux hommes exceptionnels, sinon un projet un peu fou qui consiste à cartographier la terre entière. L’un cherche à explorer les moindres recoins de la planète, et l’autre a le nez dans les calculs. Tous deux sont en fait obsédés par l’atteinte d’un inaccessible horizon. Une équipe de rêve, quoi. Kehlmann narre en parallèle le destin des deux hommes pendant la majeure partie de son roman, et ce n’est que vers la fin que l’on verra enfin ce qui les réunit. Il faut donc un peu de patience au lecteur, comme il en aura fallu aux deux hommes pour s’abandonner à l’inconnu. En outre, malgré la richesse du roman, proche des récits du Baron de Münchhausen ou des États et empires de la lune et du soleil de Cyrano de Bergerac, il faut parfois s’armer de patience et garder un esprit curieux pour suivre ces deux hommes jusqu’au bout de leurs obsessions. Les merveilles qui attendent au tournant des pages valent tout de même qu’on accorde à ces Arpenteurs du monde sa chance, ne serait-ce que pour la vivacité de l’imaginaire qui s’y déploie.

Un paysage de fureur et de neige
On voyage beaucoup moins, d’un strict point de vue géographique seulement, dans Le Moindre des mondes du poète et parolier islandais Sjón. Mais quel voyage! Celui qui a un temps collaboré avec la chanteuse Björk a couché sur papier une formidable ode à son île natale, une épopée à son image, tranquille et sauvage à la fois. Quelque part entre la légende et la chronique du dur labeur qu’ont dû endurer les habitants de ce monde du bout du monde au XIXe siècle, Le Moindre des mondes entrelace avec finesse deux récits qui, lentement, en viennent à se rejoindre dans une finale magnifique. On rencontre d’abord un pasteur s’adonnant avec une ferveur toute religieuse (!) à l’art de la chasse, et qui suit une renarde dans les paysages irréels d’Islande. La traque prend rapidement des airs de rituel, de combat entre, d’un côté, la violente poésie du monde naturel et, de l’autre, la barbarie des hommes. Vient ensuite l’histoire d’un botaniste qui recueillit un jour une jeune fille atteinte d’une déficience mentale abandonnée sur un bateau échoué. Elle se nomme Abba et vient de s’éteindre paisiblement. Accablé par le chagrin, le botaniste se souvient des heures passées avec celle qui, n’eût été de sa gentillesse, aurait sans doute subi le pire des sorts.

D’abord et avant tout poète, ce qui transparaît dès les premières lignes parcourues, Sjón sème au fil de sa narration d’émouvantes et surréelles descriptions des paysages d’Islande. La justesse de ses mots contribue à l’édification d’un projet romanesque qui embrasse folklore et modernité dans un même élan inspiré. Seul un poète peut décrire un coucher de soleil et une traque angoissante en utilisant un registre lexical emprunté à la musique et à la peinture. Un véritable délice pour les sens, en somme. Et même si, par moments, on peut se sentir désorienté devant un spectacle d’une telle pureté, on ne perd jamais des yeux que la réalité que Sjón décrit est avant tout éminemment tragique. À titre d’exemple, mentionnons le récit du traitement que l’on réservait autrefois aux enfants coupables d’être nés avec une déficience intellectuelle, qui vous remue jusqu’au tréfonds de l’âme. Tendresse, beauté et violence parsèment Le Moindre des mondes qui, malgré sa brièveté (à peine 130 pages), abrite en ses pages le souffle des grandes sagas de notre littérature contemporaine. Une remarquable découverte.

Bibliographie :
Les Arpenteurs du monde, Daniel Kehlmann, Actes Sud, 302 p., 36,95$
Le Moindre des mondes, Sjón, Rivages, 124 p., 19,95$

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