La vie amplifiée

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Julian Barnes possède un don pour sonder le monde invisible et le mystère sans les expliquer. Il affirme d’ailleurs que « la meilleure fiction fournit rarement des réponses mais formule exceptionnellement bien les questions ». L’écrivain anglais emmène volontiers le lecteur dans les zones ambiguës de la pensée et vers les paradoxes qui traduisent ce mouvement de la vie souvent chaotique et contradictoire sans être exempt de sens. Mouvement qui est la vie, mais aussi la littérature, selon ce que Barnes en dit dans son recueil de chroniques Par la fenêtre : « l’œuvre de fiction, plus que tout autre mode d’expression écrite, explique et amplifie la vie », écrit-il, sans en dissiper le mystère, ajouterais-je.

Le recueil de dix-huit chroniques et d’une nouvelle parues dans des journaux et magazines anglais et américains entre 1996 et 2012 se présente sous la forme d’un guide pour le lecteur aguerri, avec ses nombreuses références littéraires et ses analyses textuelles parfois pointues. Barnes y évoque sa propre relation au livre et à la lecture, prodigue de précieux conseils pour lire Kipling (et comprendre la relation des Anglais à la France), Edith Wharton (à la lumière de l’absence de tragique dans le monde moderne), ou encore Penelope Fitzgerald, John Updike ou Gustave Flaubert. Il y expose les diverses façons de se préparer à lire un roman ou encore aide le lecteur à choisir parmi les différentes traductions anglaises de Madame Bovary (offrant au passage une formidable leçon de traduction). Le florilège de textes tantôt pratiques tantôt théoriques s’avère particulièrement passionnant pour celui qui écrit, mais réunies en un seul volume les chroniques prennent l’aspect d’une étude de la « vie-même » éclairée par la fiction, s’avérant intéressantes pour tout un chacun. Notre prosateur considère d’ailleurs que « la lecture et la vie ne sont pas séparées, mais symbiotiques », rapportant à travers son étude des trajectoires d’écrivains de lumineuses réflexions sur l’existence.

D’un esprit fin et délicieusement drôle, Barnes aime les auteurs complexes, contradictoires et souvent négligés (comme les frères Tharaud ou Ford Madox Ford par exemple). Il a aussi un faible pour les écrivains paradoxaux et insolents comme Michel Houellebecq ou les auteurs invisibles comme Félix Fénéon, esthète anarchiste dont l’unique publication (posthume) consiste en un recueil de faits divers tirés de la rubrique qu’il tenait dans un journal,véritables bijoux de concision et d’ironie tout à fait barniens. Une bonne partie des chroniques est consacrée à comparer les littératures française et anglaise, Barnes étant lui-même francophile et traducteur. Souvent railleur, il écorche au passage le système littéraire, se moquant entre autres du statut de « trésor national » ou de « Grand Écrivain » dont s’acquittent ceux qui reflètent « quelque aspect de la façon dont le pays s’imagine lui-même », listant les facteurs favorisant l’acquisition dudit titre, soit d’être « interprétable, malléable, ambassadorial et patriotique », comme le devint Orwell après sa mort. Barnes n’épargne pas ce « trésor national », qualifiant Orwell de dogmatique, de « prescripteur de lois souvent fondées sur la réprobation », et tournant en dérision quelques-unes de ses affirmations, dont celle rejetant le romancier qui ne fait aucun cas des événements publics majeurs du moment (éliminant ainsi les Jane Austen, Brontë, Flaubert et James).

Si Barnes peut être féroce dans ses critiques, il se concentre surtout à sortir de l’ombre des écrivains oubliés et incompris. Érudit, citant abondamment les œuvres mais sachant toujours relever l’anecdote croustillante, l’image forte et les mots d’esprit savants sans être prétentieux, l’écrivain connu surtout pour ses romans (dont Une fille, qui danse, prix Giller 2013) s’avère être un chroniqueur humain et captivant. « Rien ne peut remplacer la communion précise, complexe, subtile entre auteur absent et lecteur présent, captivé », affirme-t-il.

Danser les ombres
Captifs, nous le sommes certainement à la lecture de Danser les ombres de Laurent Gaudé. Fresque naturaliste sur le séisme haïtien de 2010, le roman plonge au cœur du drame à travers des personnages dont la vie semble amplifiée par l’écriture incisive de Gaudé, confirmant le postulat de Barnes.Ode aux survivants, mais plus que cela encore, l’œuvre emprunte le rythme, le regard, la respiration de ceux qui ont vécu la catastrophe au point où nous avons le sentiment d’être jeté parmi les sinistrés.

La première moitié du roman se déroule avant le séisme, alors qu’on suit la jeune Lucine, débarquant à Port-au-Prince pour y annoncer le décès de sa sœur fille-mère. La ville qu’elle a quittée il y a cinq ans lui ramène les souvenirs des manifestations étudiantes vécues il y a quelques années. Accueillie dans une ancienne maison close tenue par le vieux Tess, elle fait la connaissance d’un groupe d’amis issus de toutes les classes sociales qui se réunit chaque semaine pour jouer aux dominos, dont Saul, le médecin bâtard qui soigne les pauvres, et l’homme qu’elle aime. Aux côtés de cette communauté fraternelle, la vie semble reprendre espoir et Lucine sait qu’elle ne partira plus. Nous suivons parallèlement Firmin, qui court les combats de coqs dans Port-au-Prince et derrière qui se cache l’ancienne brute Matrak; Lily, jeune bourgeoise de 16 ans atteinte d’une maladie mortelle, qui a quitté Miami pour « revoir Haïti », cherchant à fuir sa bulle de protection. La galerie de personnages forme un microcosme de la société haïtienne décrite dans tous ses contrastes, avec ses endeuillés des années de la dictature et ses violences quotidiennes, mais qui respire aussi une vie pleine, joyeuse et cocasse. Puis, un jour, la terre tremble et envoie toutes les existences au chaos, annulant l’ordre du monde, l’ordre de la vie.

Les cent pages sur le séisme, le néant qui s’en suit et la lente remontée vers la vie sont absolument bouleversants. Ils racontent la trajectoire de la perte et du deuil avec des images et un lyrisme plus forts que tout discours rationnel. Gaudé décrit dans ses moindres craquements le monde écroulé à l’assaut de la terre vivante qui s’ouvre et avale l’humanité. Jouant sur le registre épique, convaincant autant dans ses envolées tragiques aux accents hugoliens que dans son analyse plus sociale et politique, Gaudé peint la catastrophe extérieure et intérieure, réunissant au final les dimensions physique et symbolique en un magnifique tableau où les morts surgissent des crevasses de la terre ouverte, parlant et dansant avec les vivants, puis retournant d’où ils viennent, séparant à jamais les deux mondes. La cicatrice se referme au pas de ce rituel accompli par une foule qui ressoude une communauté d’humains devant l’horreur. Danser les ombres fait partie de ces romans qui « vous jettent dans la vie-même », comme le dit si bien Barnes, et dans la mort aussi, réussissant cette mystérieuse alchimie de la fiction qui amplifie la vie.

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