La vérité, la grande affaire!

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Elle est au cœur des débats littéraires et rivalise avec la fiction, comme si c’était sa pire ennemie. Recherchée comme un gage de réussite, une étiquette assurant son succès, la réalité est la nouvelle obsession des écrivains et des scénaristes, mais suffit-elle? La question sous-tend le dernier roman de Delphine de Vigan qui aborde la vérité littéraire, mais fait aussi une habile illustration de sa relation trouble avec le réel.

D’après une histoire vraie se présente comme un livre autobiographique, tout comme l’était le précédent roman de l’écrivaine, Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), dont le retentissant succès sert ici de point de départ. L’écrivaine qui se met en scène découvre, à la suite de cette publication, que son livre renvoie presque toujours le lecteur à sa propre histoire, qu’il est « une sorte de miroir, dont la profondeur de champ et les contours ne m’appar[tiennent] plus ». Alors qu’elle perd son emprise sur la réception de son histoire sur ses lecteurs, la romancière perd également l’emprise sur sa propre vie et son écriture, à la suite de sa rencontre avec L., une femme énigmatique qui va vampiriser son existence. S’insinuant dans son intimité, L. « cultive une disponibilité de l’instant », se trouve toujours là quand il faut et devine les états d’âme de son amie avant qu’elle ne les exprime, par une sorte de connexion magique. « L. réactivait cette façon exclusive et impérieuse d’être en lien avec l’autre, que l’on peut vivre à dix-sept ans. » Elle encourage aussi l’écrivaine à se remettre à l’écriture, mais pas n’importe laquelle. Seule la vérité importe selon elle, et seul le « livre caché » qui poursuivrait le précédent en poussant plus loin l’écriture autobiographique doit être écrit. « Les lecteurs attendent du Vrai, de l’authentique. Ils veulent qu’on leur raconte la vie », dit-elle.

Pour L., « il n’y a d’écriture que l’écriture du soi », mais où donc tracer la frontière? Vigan tentera de la convaincre que le fait que la vie soit vraie ou fausse dans les livres est de moindre importance. « La vérité n’existe pas », défend-elle, et il est de toute façon impossible de créer un personnage « sorti de e part ». L’important n’est-il pas l’effet de réel, comme l’a si bien défini Barthes : un élément qui a pour fonction d’affirmer l’étroite relation entre le texte et la réalité? Contre ceux qui prônent dans les livres « la Vie à l’état brut, le réel qui n’a subi aucune transformation, surtout pas celle de la littérature », Vigan rétorque qu’« au fond, ce qui nous fascine, ce n’est peut-être pas tant la réalité […], c’est le filtre sur l’objectif ». Donc, ce que l’écrivain en fait et qui s’appelle la littérature.

Alors que Vigan se défend de pouvoir écrire ce « livre caché » à partir de sa réalité, elle nous offre un livre usant parfaitement de l’effet de réel, soit une fidèle retranscription de la période où elle a rencontré L. et perdu l’usage de l’écriture. La romancière en vient en effet à un état avancé de dépression qui l’empêche d’écrire le moindre mot ou même d’ouvrir son ordinateur. L. répond pour elle à son courrier et prend lentement possession d’elle un peu comme un personnage de roman… Tout au long du livre, on se demande si cette amitié a bel et bien existé, nous retrouvant dans la position problématique du lecteur avide de savoir quelle est la part de réel et d’invention.

Au-delà de l’exercice fascinant que Vigan propose au sujet de la vérité romanesque, D’après une histoire vraie est aussi le récit d’une amitié dangereuse, une enquête psychologique sur l’usurpation d’identité. L’auteure excelle dans l’art de nommer cet état étrange où quelqu’un nous séduit et s’empare de nous à notre insu. Pour ceux qui ont déjà connu l’ambiguïté des amitiés possessives et abusives, ce récit s’avère essentiel et révélateur. L’écriture simple, efficace et l’acuité du regard subtil que l’auteure pose sur la relation entre la littérature et la vie en font un pur ravissement, avec en prime un suspens psychologique des plus excitants.

L’imperméabilité des êtres
Alors que Vigan aborde l’amitié qui menace de nous dissoudre, Paolo Giordano raconte plutôt l’impossible mélange des humeurs qui nous composent. À travers le récit du passage de Madame A., surnommée Babette, dans la vie de la famille du narrateur, de sa femme (Nora) et de son fils, Giordano raconte l’histoire du cancer de cette femme secrète et conventionnelle, nous livrant aussi au détour l’histoire de son propre ébranlement familial. D’abord engagée pour aider Nora alitée durant sa grossesse, Babette devient leur aide ménagère, cuisinière, nounou, mais aussi cette tierce personne qui, en s’insinuant dans leur vie, en révèle les faces cachées. Le couple découvre au moment où sa précieuse Babette tombe malade à quel point elle lui était non seulement utile, mais essentielle à son équilibre, venant tempérer certaines de ses tensions internes qui ressurgiront à son départ.

« Il arrive qu’une famille aux premières armes soit aussi cela : une nébuleuse d’égocentrisme qui risque d’imploser. » Sans Babette, chacun doit s’en remettre aux relations directes et parfois explosives qui les lient. Les humeurs insolubles est un livre en rien déprimant sur le cancer, parfois même drôle; une critique douce-amère sur le couple, la famille, mais aussi sur la mémoire, l’attachement parfois difficile à exprimer à ses proches et les inévitables éloignements. À travers celui de sa précieuse Babette, le couple évitera de voir en face celui qui les menace.

S’inspirant de l’analogie que Galien avait relevée entre le cancer et la mélancolie, qui résultent tous deux d’un excès d’humeur noire, le narrateur, d’humeur mélancolique, se met à imaginer partager ce mal avec Babette, puis conclut que « ce ne sont pas les événements qui nous rendent heureux ou malheureux, c’est l’humeur qui coule en nous ». Au plus fort de la crise que traverse le couple, le narrateur doit toutefois conclure qu’« en dépit de nos espoirs, nous étions insolubles l’un dans l’autre ». Chacun reste avec son caractère, ses angoisses, ses composantes propres. Un peu triste, ce constat lucide dénote la finesse d’analyse d’un homme sensible qui admet que, même soudé par l’amour, chacun porte son propre champ magnétique.

On dit que « toutes les histoires de cancer se ressemblent », mais le narrateur juge que celle de Madame A. méritait un récit. Nous ne pouvons qu’approuver cette décision en lisant ce roman sobre et sans prétention qui dit la petite musique de la vie, avec tous ses accents de vérité.

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