L’insoutenable disparition

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Entre le poids du passé et le vertige de l’avenir, Atanasia Bartolome raconte ces tournants de la vie, « à l’orée de quelque chose », où l’on quitte le bercail familial pour prendre son envol, avec leur dose de doutes et de désirs informes qui font ce passage vers l’âge adulte si ardu. La jeune héroïne du dernier roman de Véronique Ovaldé y entreprend un voyage autour de la disparition d’un peintre énigmatique et découvre, au détour, de troublantes vérités sur elle-même. Soyez imprudents les enfants sent bon la folie et la liberté qui font la marque de l’écrivaine française qui nous avait entre autres séduits avec Ce que je sais de Vera Candida (Prix Renaudot des lycéens 2009).

On retrouve ici la verve flamboyante et affranchie de toute règle de l’écrivaine lancée dans une quête généalogique des plus divertissantes. Il est question d’une jeune Espagnole remontant vers le passé d’un clan familial marqué par la fatalité tout en enquêtant sur un peintre dont elle est obsédée depuis sa découverte, à l’âge de treize ans, lors de la grande exposition au musée d’Art et du Patrimoine de Bilbao en 1983 intitulée Mon corps mis à nu. On y retrouvait des Schiele, Bacon, Picasso, mais c’est la toile monumentale de Roberto Diaz Uribe qui exerça une fascination chez la jeune adolescente qui ne connaissait rien d’autre que le temps long de la dictature.

C’est pour éviter de disparaître comme son père, qui s’est jeté d’un pont, et sa mère, effacée derrière son mari comme bien des femmes de sa génération, qu’Atanasia part sur les traces d’un artiste lui aussi disparu depuis 1961. Après s’être inventé des parents fantômes avec qui dialoguer, puis, durant ses périodes d’anxiété, un caméraman et un preneur de son faisant un documentaire exhaustif sur sa vie et donnant des titres loufoques à ses épisodes marquants, la jeune fille pleine d’autodérision s’extirpe de sa vie végétative dans une Espagne étouffée par le franquisme. Elle quitte son village natal pour retrouver le spécialiste du peintre, un certain Velevine, Russe exilé à Paris, cinquantenaire alcoolique et ermite qui devient une sorte de guide pour la jeune fille solitaire, à la fois contre-modèle et interlocuteur privilégié. À ses côtés, elle creuse le mystère du fameux peintre qui fait disparaître les gens qui s’intéressent à lui, expérimentant elle-même une sorte de dissolution dans la vie d’autrui, une sorte d’effacement étrange. En parallèle, elle entreprend également le récit des hommes de sa propre famille, qui « semblent avoir été d’un orgueil si inconditionnel qu’ils ont commencé à penser que le monde pouvait être meilleur sous l’effet de leur action, avant de finir brisés en petits morceaux ». Atanasia remonte vers ses origines pour échapper à cette « étrange fatalité » qui frappe les Bartolome, leur faisant « prendre leurs rêves pour argent comptant » avec la « conviction candide qu’ils pourront changer le cours des choses et qui les fait sombrer dans la mélancolie ».

De la sinistre morosité d’une vie sans envergure marquée par l’obscurité des années franquistes à l’excentricité de personnages rencontrés, tel ce peintre fictif, gourou au puissant magnétisme ayant construit une société utopique sur une île isolée du monde, Atanasia cherche sa place dans le monde. Où va-t-elle apparaître au milieu de ses multiples disparitions? C’est ce que le lecteur apprendra à la toute fin de l’histoire, lorsqu’un secret lui sera révélé.

D’une mordante ironie, à la fois fragile, anxieuse, drôle et directe, l’héroïne fait la force et la beauté du roman, teintant des mille couleurs de ses états d’âme les pages d’une fresque toute personnelle. Passant d’un commentaire souvent très cru, voire superficiel, Atanasia s’avère pourtant d’une profonde philosophie sous ses airs légers, révélant l’insoutenable vérité sous de frivoles clichés. « J’étais féministe parce que toute mon enfance j’avais vu ma mère nettoyer ses stores en fumant des cigarettes et en aspergeant le salon de pschitt pschitt aux agrumes », lance-t-elle. Puis, énumérant les multiples raisons pour lesquelles elle n’a jamais voulu être comme sa mère, elle déclare : « Atanasia ne voulait pas être l’une de ces femmes qui passent leur temps à regretter ce qu’elles sont pourtant sûres de ne plus vouloir. » Elle dira aussi que « les mères mettent trop en garde leurs filles », et qu’« à trop leur répéter qu’elles sont vulnérables les filles finissent par le croire et se comportent comme telles », se questionnant sur « la façon dont on impute aux autres la faillite de nos vies ».

S’adressant parfois à la première personne du singulier, parfois à la troisième, comme si l’histoire d’Atanasia ne la concernait pas directement, la narratrice induit une distance salutaire à son récit autobiographique, suggérant qu’un personnage prend parfois la place du soi ou qu’il est possible de se détacher de soi-même pour mieux s’observer. Très efficace, ce jeu narratif donne du relief à ce roman de formation qui prend tantôt la forme d’une quête des origines, tantôt celle d’une étude sur l’obsession, se promenant entre réalisme, satire sociale et légende, mélangeant les genres en un joli pied de nez aux conventions. Ovaldé construit finement, par fragments, une fresque originale sur le poids de l’héritage et la dure lutte menée pour conquérir son ciel loin d’une filiation maudite.

D’une forme joyeusement libre, d’un imaginaire foisonnant et d’une belle inventivité, Soyez imprudents les enfants invite à changer son sort et à oser inventer sa vie avec, en toile de fond, une critique féministe qui dit le combat difficile mené par les femmes de l’époque franquiste, et de bien d’autres encore. Du haut de sa jeunesse, Atanasia Bartolome repasse toute l’histoire d’un clan, mais aussi d’un pays aux prises avec une dictature jusque dans les années 80. Une adolescente face à l’Histoire qui lutte contre toutes les formes de disparition physique ou intellectuelle. Un point de vue original sur la condition humaine et un excellent roman qui n’a pas fini de nous hanter.

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