L’influence d’un livre

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Par les temps qui courent, de plus en plus d'écrivains font du livre, objet en apparence banal mais capable de bousculer une existence, le pivot de leurs romans. Peut-être faut-il lire entre les lignes un appui discret à la littérature, malmenée par nos gouvernements et menacée par la fréquentation croissante des espaces virtuels? Mystérieux, interdit, dangereux ou salvateur, le livre, témoin discret d'une tragédie dont il se révèle parfois le responsable, peut aussi être un personnage. C'est du moins la conclusion à laquelle je suis parvenu après la lecture de Franciscus Columna, Liquidation, Berceuse et L'Ombre du vent.

À ces œuvres aussi diverses que brillantes, on peut ajouter Borges et les Orangs-outangs éternels de Luis Fernando Verissimo, roman truffé de références à Edgar Allan Poe, qui servent d’indices pour élucider un crime, ou encore le très borgésien La Maison de papier de Carlos Maria Dominguez, dans lequel un bibliophile construit une demeure avec les livres puisés à même sa dantesque bibliothèque. Ajoutons Longtemps, je me suis couché de bonne heure de Jean-Pierre Gattégno, récit des tribulations d’un ex-taulard engagé dans une maison d’édition qui, un jour, tombe sur un roman débutant par le célébrissime incipit d’À la recherche du temps perdu. Cette révélation constitue le prétexte à une truculente virée dans les bas-fonds du marché du livre, là où peu de gens osent s’aventurer, de crainte de perdre leurs illusions sur la littérature.

Songes d’une nuit d’été

Ces lectures agréables ne présentent toutefois pas de livre maudit, voire mortel, comme celui que feuilletaient les moines de peu de foi dans Le Nom de la rose d’Eco, qu’on ne cesse d’ailleurs de comparer, depuis deux décennies, à tout roman policier un brin érudit. À ce propos, le récent The Rule of Four de Ian Caldwell relate l’enquête d’étudiants convaincus de pouvoir décrypter un ouvrage de la Renaissance italienne truffé d’énigmes, l’Hypnerotomachia poliphili ou Le Songe de Poliphile. Pendant que cette histoire fait un malheur chez les Anglo-saxons, voilà que l’on réédite dans la collection  » Le Cabinet des lettrés  » une nouvelle du Français Charles Nodier portant sur les circonstances ayant poussé Franciscus Columna, l’auteur du fameux Songe…, à prendre la plume. L’opuscule de 60 pages, intitulé Franciscus Columna, ne dévoile pas de pernicieux secrets, certes, mais révèle plutôt que Columna a rassemblé, par amour pour la belle Polia, des considérations diverses sur l’existence, les arts, la culture et l’architecture de l’époque. Richement illustré de gravures parfois paillardes, Franciscus Columna, qui demeure une curiosité, est d’abord destiné aux bibliophiles, tandis que le roman de Caldwell (sorti le 1er mai, encore non traduit), qui travestit la vérité historique, risque la consécration. Deux destinées, un même mythe.

Natural Born Killers

Pas de doute sur le caractère létal du livre au centre de Berceuse de l’Américain Chuck Palahniuk, auteur du corrosif Fight Club. Chantre du roman catastrophe dont les racines plongent dans les plus sordides recoins de l’imaginaire de nos voisins du Sud, Palahniuk poursuit la déconstruction de ces légendes urbaines dont raffolent les feuilles de chou. Au cours d’une enquête sur la mort subite d’un nourrisson, le journaliste Carl Streator découvre qu’une comptine contenue dans un recueil que possèdent plusieurs familles, victimes de la même tragédie, est en fait un sort servant à éliminer quelqu’un. Conscient du pouvoir macabre dudit texte, Streator s’embarque dans une folle traversée des États-Unis afin de détruire tous les exemplaires du livre. On s’y attendait : la cavale se veut l’illustration grinçante de l’absurde American Way of Life. Et si le pays entier méritait qu’on lui chante une berceuse sur les ondes de la radio nationale? Véritable arme de destruction massive, Palahniuk orchestre ici un spectaculaire road novel, variation discordante sur les thèmes de la survie et du germe de l’assassin, qui sommeille au fond de chacun de nous.

Le roman comme prison

Liquidation d’Imre Kertész (Nobel de littérature 2001) ne partage pas la même rage, mais n’en contient pas moins son lot de froides constatations sur le genre humain et la littérature. La recherche d’un manuscrit perdu appartenant à un ami nommé Bé, qui s’est suicidé une dizaine d’années auparavant, amène le narrateur de ce court roman à repenser le rôle des histoires. Dans quelle limite la fiction est-elle le reflet de celui qui la tisse? Qui sommes-nous, sinon des histoires dans l’esprit des autres? Et, si un homme était né dans le camp de concentration d’Auschwitz, quel poids devrait-il supporter, ce condamné en sursis qui a pris la plume pour cracher son désarroi à la face du monde dans un pays où la littérature est prisonnière de l’État? L’œuvre de Bé peut-elle éclairer les zones d’ombre de son existence? Si la vie est un camp de concentration, le suicide est-il une manière de tromper ses gardiens? Autant de questions que pose Liquidation, fable amère sur la création marquée par la crainte de voir renaître en ce bas monde d’autres Auschwitz condamnant l’humain à un silence mortifère.

Roman dans le roman

Mais la palme du livre le plus fascinant revient à Julián Carax, personnage mystérieux au centre de L’Ombre du vent, premier roman de Carlos Ruiz Zafón, couronné en Espagne par le prix Planeta. Il faut avouer que la réputation de ce pavé n’est pas surfaite et que la maturité exceptionnelle, de même que le sens inné de la mise en scène, forcent l’admiration dès les premières pages. Tout semble y être: mystère, anecdotes étranges et révélations stupéfiantes au détour d’un chapitre, ambiances baroques, allusions aux sombres événements du XXe siècle et propos subtils sur l’intolérance… Avant d’être «adoptée» par le narrateur lors d’une matinée pendant laquelle Barcelone, encore endormie, était recouverte de brume, «L’Ombre du vent» , savante mise en abyme, sommeillait sur les rayons d’un endroit nommé Le Cimetière des Livres Oubliés. Interpellé par Carax, soi-disant mort à Paris avant la guerre, le narrateur découvre qu’il possède le dernier exemplaire d’un livre dont l’auteur porte un nom emprunté par le diable. Au fil du récit, les destins du narrateur et du personnage principal de «L’Ombre du vent» vont s’entrecroiser selon une savante mécanique romanesque réglée par Zafón. L’Ombre du vent n’est donc pas seulement une histoire extraordinaire traitant du livre et du pouvoir de la lecture, c’est un roman qui frise la perfection. En cela, on peut même croire qu’il est dangereux de le laisser entre les mains de n’importe qui tant la révélation guette, tapie entre les pages de ce qui apparaît comme l’un des meilleurs romans étrangers depuis longtemps.

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