Partir ou rester. Arpenter le monde, avaler les kilomètres ou contempler, immobile, ce qui est. Entre ces deux postures, chacun cherche un équilibre.

Toujours appelé par le vent du large, le grand écrivain voyageur Sylvain Tesson accepte d’accompagner son ami photographe Vincent Munier dans un périple au Tibet. Or, l’objectif ici consiste à capturer l’image de la panthère des neiges que Munier poursuit depuis six ans et qu’on croit disparue. Possédant des capacités de camouflage exemplaires, la bête ne se laisse pas voir facilement. Le défi consiste donc à attendre de longues heures à -30 degrés Celsius que la panthère se présente, peut-être.

Celui à qui on doit notamment les magnifiques récits de voyage Dans les forêts de Sibérie et Sur les chemins noirs troque le déplacement géographique pour un voyage intérieur immobile. Fidèle à sa prose fine, précise et poétique, Tesson ajoute à l’art du regard de son ami sa plume juste et merveilleuse. En résulte une réflexion sur la prédation à l’origine de la vie, une méditation philosophique inspirée de son initiation presque mystique à l’art de l’affût, qu’il compare à une prière, et qui consiste à attendre que la bête apparaisse, sollicitant l’attente, la dissimulation, l’immobilité et le silence. « L’affût est antimoderne », lance-t-il, car « il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. »

Prix Renaudot 2019, La panthère des neiges invite avec éloquence à observer ce qui est caché, ces « présences repliées » qui peuplent le jardin de l’homme et le tiennent à l’œil, ce sauvage qui « vous regarde sans que vous le perceviez » et « disparaît quand le regard de l’homme l’a saisi ». Traquer une bête invisible, presque disparue, devient pour Tesson une expérience existentielle dont il tire de précieuses leçons. « Les bêtes surgissent sans prémices puis s’évanouissent sans espoir qu’on les retrouve. Il faut bénir leur vision éphémère, la vénérer comme une offrande. » Il associe d’ailleurs la panthère inaccessible à une femme qu’il a aimée jadis et perdue. « Syndrome banal, un être vous manque, le monde prend sa forme. »

Il admet avoir couru le monde à toute vitesse et être passé à côté de quelque chose qui se passe dans la lenteur et l’immobilité, rejoignant le précepte bouddhiste qui recommande de ne rien faire et ne rien désirer. Contre la course effrénée de nos vies hyperactives, ce récit propose le contentement et le consentement, qui n’ont rien à voir avec la résignation. Il s’agit plutôt de bénir ce qui est là et ce qui vient quand on sait attendre. « La patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. […] La patience était la révérence de l’homme à ce qui était donné. » Quand la panthère surgit finalement, Tesson dit accéder aux « arrières-mondes ». « La nature aime à se cacher », disait Héraclite. « Tout n’a pas été créé pour le regard de l’homme », ajoute l’écrivain.

Plaidoyer contre notre société épileptique, le livre prend pour modèle la contemplation des bêtes, notre « reflet inversé », pour critiquer notre manie de ne jamais consentir au réel, au présent. « “Demain, mieux qu’aujourd’hui”, slogan hideux de la modernité », écrit Tesson, alors qu’il envie les animaux, cette « idée fixe », qui ont les mêmes comportements depuis la nuit des temps. La panthère des neiges est aussi un vibrant hommage au travail de Munier qui rêve d’être invisible, alors que chacun de nous semble avoir constamment besoin de se montrer. Munier travaille sa disparition, « mêlant l’annulation de soi à l’oubli du reste. »

Risquer le vide, l’absence de mouvement, la disparition de soi. C’est ce à quoi s’adonne Tesson après avoir été le grand explorateur vorace des terres lointaines. Attendre, sans désirer, comme on cueille le jour pour accéder aux beautés cachées du monde.

Retenir le temps
Sylvain Prudhomme place quant à lui dans Par les routes (Femina 2019) son narrateur en retraite de Paris, dans une petite ville du sud-ouest de la France, là où il choisit de se réfugier pour y trouver une vie ramassée et studieuse où il rêve d’écrire un livre d’un seul élan, et de renaître, aussi, peut-être. Or, cet isolement recherché par l’écrivain, la quarantaine, pour « freiner le temps », est chamboulé par ses retrouvailles avec un autostoppeur qu’il a connu vingt ans plus tôt. Cet homme désormais marié et père d’un enfant continue à quitter famille et maison périodiquement pour aller à la rencontre des gens qui lui ouvrent la porte de leur voiture par pure hospitalité. Ces êtres rares qui lui permettent de voyager partout à travers la France et de partager un moment singulier forment un album de souvenirs comme une promesse d’agrandissement de l’humanité. Le déplacement constant de l’autostoppeur forme un contrepoint à l’immobilité du narrateur qui se questionne sur qui, de celui qui part ou de celui qui reste, trouve la tranquillité d’esprit, ce temps plein auquel on aspire. Et puis à force d’absences, l’autostoppeur laisse vacante une place auprès des siens. Une place que le narrateur va peut-être intégrer…

Avec délicatesse et sobriété, Sylvain Prudhomme laisse lentement les relations se déposer chez ses personnages. Opposant celui qui prend la route à celui qui contemple, l’écrivain français se questionne sans jamais conclure sur les limites de la liberté, du mouvement, et le rapport au temps que le déplacement et l’immobilité suscitent. Le voyage peut devenir une fuite, mais constitue chez certains, comme chez cet attachant personnage d’autostoppeur, une manie, une compulsion qui donne un sens à la vie, au risque d’y perdre de précieux acquis.

Affairé à écrire un roman au joli titre La mélancolie des paquebots (en opposition à la célèbre ellipse de Flaubert qui omet de raconter le voyage de son héros en compressant le temps), le narrateur cherche ici à retenir le temps en opérant un ralentissement par saturation, dilatation, restitution de chaque instant dans ses détails, projet qui apparaît comme une mise en abyme du roman de Prudhomme. La vie se trouve effectivement élargie dans Par les routes par une phrase qui égrène dans ses menus détails caresses et frissons d’un personnage immobile. Il en résulte un roman au souffle doux et sensuel, un livre où l’autoroute française mène à d’infinis paysages, comme le fait celui qui la raconte, la lit, l’imagine.

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