Le 6 août 1945, dans le village d’Ôse sur l’île de Shikoku, la plus petite de l’archipel japonais, la fille aînée de la famille Ôé alla cueillir des simples, elle grimpa une colline et, au moment de ramasser des feuilles de cette plante destinée à infuser des tisanes, elle entrevit au loin un immense éclair qui la stupéfia : à huit heures seize minutes deux secondes, une bombe atomique détruisait Hiroshima.

La famille Ôé, dans son pays de montagnes, vallées profondes et forêts denses, n’a pas été irradiée, mais le frère de la cueilleuse de simples – qui souffrira de troubles visuels et d’un bégaiement prononcé – deviendra un grand écrivain dont l’œuvre est née de cette absolue tragédie : « ces jours les plus cruels que l’humanité ait connus depuis le début de son histoire », écrira Kenzaburô Ôé  en 1963 dans ses Notes de Hiroshima.

Ôé, dont la sonorité du nom évoque un chant de marin, a été sa vie durant (il vit toujours à 82 ans, il avait 10 ans quand sa sœur alla cueillir des simples) un romancier-choc, explorant les arcanes d’une barbarie du réel, et un militant ardent du pacifisme et de l’antinucléaire dénonçant ce qu’il appelle « le réarmement rampant » du Japon. Célèbre, respecté et controversé, Ôé est un opposant farouche au nucléaire, civil et militaire. Il s’est ancré dans la défense de l’engagement de 1947 quand le Japon vaincu accepta de demeurer à jamais un pays pacifiste sans armée. Un engagement que, selon lui, les gouvernements ont trahi en créant en 1950 une Force de police de réserve, devenue en 1954 une Force d’autodéfense; aujourd’hui le Japon, longtemps après la fin de l’occupation américaine et après avoir servi de base arrière des USA pendant la guerre du Vietnam, est un parc d’usines et d’expériences nucléaires pour les Américains, les fils de ceux qui leur lancèrent deux bombes atomiques en quatre jours d’été.

Ôé a toujours clamé – dans des essais, des colloques, des conférences, à Stockholm lorsqu’il reçût le Nobel de littérature – sa hargne (sur un ton posé d’autant plus imposant) envers ce qu’est devenu le Japon d’après-guerre. Des deux bombardements de 1945 à la catastrophe de Fukushima en 2011 en passant par les attaques au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, tous ces événements tragiques sont répercutés dans son œuvre et le parcours de ce citoyen qui, enfant élevé dans une époque de propagande militariste qui le préparait à mourir au combat au nom d’un empereur divinisé, refusa à 60 ans le prix du Mérite culturel que l’empereur voulait lui décerner dans la foulée du Nobel.

Ses premières fictions, écrites dans la vingtaine alors qu’il était étudiant en littérature française (il sera marqué par Sartre, qu’il viendra voir à Paris en 1960), grouillent de jeunes Japonais plongés dans un mal-être viscéral, un existentialisme malheureux; des étudiants résignés à qui des autorités imposent des travaux qui les écœurent, tuer des chiens, transporter des cadavres, dans le cadre d’expériences tournant à l’absurde. Un curieux travail et Le faste des morts l’imposèrent comme un écrivain de la provocation, évocateur d’une barbarie amèrement acceptée. Son univers romanesque est celui d’un monde dans lequel le travail est dégradant, mécanique, inutile, imposé par un pouvoir aveuglé par traumatisme, c’est « un Japon d’après-guerre qui est à la fois crèche et prison à ciel ouvert », comme l’explique Antonin Bechler, le spécialiste qui a dirigé la publication des Œuvres de l’écrivain nippon dans la collection Quarto de Gallimard.

Ôé est devenu un incontournable de la littérature japonaise, tel un Céline (qu’il admire) bousculant le style, et comme un intellectuel de gauche qui secoue la « japonitude » en la questionnant, écrivant autant des essais que des fictions, menant un reportage en 1963 pour dire ce qu’il a vu à Hiroshima, ce qu’il voit, ce qui s’y passe, interrogeant les hibakusha, ces victimes atomisées qui « s’en vont vers la mort », comme il l’écrit, vers le destin que les États-Unis leur ont assigné au matin du 6 mai 1945. Ôé signale en épilogue la dépravation qu’a pu représenter la remise d’une médaille (le cordon de l’ordre du Soleil levant) à un général américain en 1965, vingt ans après les bombes…

Une autre catastrophe, familiale, frappe Kenzaburô Ôé cette même année où il parcourt les rues et mouroirs d’Hiroshima. Sa femme accouche d’un premier enfant difforme, il a une hernie cérébrale extrêmement grave qui nécessite une opération sans certitude de réussite. L’enfant survivra avec un handicap mental. Le couple Ôé l’élèvera et cet enfant deviendra un compositeur de musique reconnu, Hikari Ôé. Ce drame, le romancier l’intégra à son œuvre en développant ce qu’il appelle le roman-je. Tout au long de sa vie d’écrivain père d’un handicapé, il va, de différentes manières, faire roman de son drame intime.

Un an après la naissance d’Hikari (mot qui veut dire « lumière »), Ôé publie Une affaire personnelle, un roman du désarroi où il met en scène un père qui panique en voyant un monstre à la pouponnière, qui se réfugie chez une ex-amie avec qui il va tenter de surnager dans les remous mentaux qui l’assaillent, désirant la mort de l’enfant, fuyant ses responsabilités en baisant avec cette ex, acceptant l’opération en souhaitant qu’elle rate; le romancier imagine (et vit) l’enfer qui lui est tombé dessus, crûment écrit.

Cinq ans plus tard, il publie Dites-nous comment survivre à notre folie, autre roman du fils handicapé où l’histoire est traitée de façon cauchemardesque, l’infirme est obèse, le père aussi, ils sont aux prises avec une folie de la persécution, le père ressent la douleur de son fils comme si elle était la sienne et il en meurt quand le fils survit, seul.

En 1990, alors que dans la réalité Hikari Ôé a 20 ans et qu’il étudie la composition, Kenzaburô Ôé écrit Une existence tranquille, un roman où la narratrice est la jeune sœur d’Hikari, Ôé se glissant dans la peau de sa fille née après l’enfant difforme; elle décrit la vie quotidienne pendant que les parents sont absents, le père aux États-Unis enseigne dans une université. Hikari se nomme alors Eeyore, comme l’âne pessimiste de Winnie l’ourson, il écoute Beethoven, il compose couché sur le ventre dans le salon, ils vont devoir affronter un agresseur qui rôde et connaître des enfers…

Quatre ans après la parution de ce chef-d’œuvre, Ôé alla chercher le Nobel à Stockholm et parla d’« un Japon ambigu »… Il appela à « la réconciliation de l’humanité ».

Publicité