Jean Genet : Un voyou à la Pléiade

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Le théâtre, qu'il voulait absolu et sacré mais qu'il détestait suprêmement, fut, pour Jean Genet, son premier métier et son dernier souci : il s'en gaussait du théâtre, au fond, « écrire des pièces est une vaste plaisanterie » disait-il à un journaliste en 1950. Le goût du théâtre, si fort lorsqu'il vivait entre les quatre murs d'une cellule, lui passa. Aujourd'hui ce théâtre entre dans la Pléiade. Mauvais sort, grognerait-il, ravi.

On a oublié qu’il y a plus de trente ans, en 1967, un an après le retentissant scandale politique de la création des Paravents à l’Odéon, Genet, qui avait 57 ans, avait fait modifier son testament pour y inscrire l’interdiction à tous de représenter son théâtre. Comme l’homme était vaniteux, et l’artiste angoissé, il avait précisé que cette interdiction demeurerait valable « pour trente ans ».

On n’aurait donc le droit de le jouer, ce théâtre explosif, que depuis 1997 si le codicille avait été respecté. Mais Genet était quelqu’un qui se moquait de tout y compris de son propre testament et il laissa faire ; de son vivant, on joua beaucoup ce théâtre exceptionnel et limité dans le nombre (cinq pièces, deux ou trois autres plus abandonnées qu’inachevées). De 1967 à sa mort en 1986, il va assister à des représentations de ses Bonnes, de ses Nègres, de son Balcon et de ses Paravents à Madrid, à Marseille, au Brésil, à Berlin, à Londres, partout. Il apprendra, quatre mois avant de mourir, que Le Balcon entre au répertoire de la Comédie-Française.

L’écrivain maudit n’arrivait pas à déplaire… Genet, à cet égard, eut moins de chance que Sade et que son contemporain Pasolini qui, eux, connurent la condamnation publique. On aurait dit que, Genet ayant été emprisonné la prison dès 16 ans et vécu son adolescence en colonie pénitentiaire avant de « faire » régulièrement Fresnes et la Santé jusqu’à l’âge de 34 ans, la prison était sortie de lui…, qu’on ne l’y reprendrait pas quoiqu’il fasse. D’ailleurs, le président de la République Vincent Auriol, en lui accordant en 1949 une remise définitive de ses peines, allait officiellement signer le divorce de Gente et du bagne.

On constate (l’entrée du « théâtre complet » à la Pléiade en est l’aboutissement) qu’il y a eu entre Genet et l’institution littéraire un système de protection, non pas mutuel car c’est à son corps défendant qu’il se laissait récupérer, mais un système à sens unique de la part de l’institution sous toutes ses formes (l’affiche des théâtres, les critiques outrées ou émues, le Grand prix national des Lettres, la réputation mondiale, les biographies, l’étude monumentale de Sartre sur Saint Genet comédien et martyr). Genet, c’était entendu, était un grand, un véritable écrivain, maudit mais béni, voyou bienheureux, un ange de la mort traversant son époque avec fracas.

Dans ce Genet du théâtre, j’ai toujours perçu quelque chose de Mallarmé. Oui, Mallarmé, le poète parnassien, le type qui trouve « la chair triste » et qui a « lu tous les livres », le contraire d’un voyou. Comme Mallarmé avec la poésie, Genet avec le théâtre recherchait l’absolu de l’écriture. Il ne s’agissait pas d’une influence (rien n’influençait Genet hormis les mâles hétérosexuels, arabes ou acrobates) mais d’une parenté d’ambition, une filiation de rêve. L’attitude double de Genet (la fatuité et l’angoisse) tenait à la conscience qu’il avait de sa différence, mais aussi à son désir d’atteindre une totalité de l’écriture dramatique. Comme le faisait Mallarmé avec la poésie, il envisageait la représentation théâtrale comme « une fête unique ».

En mettant en scène l’Espagne (Le Balcon) et l’Afrique du Nord (Les Paravents), les domestiques (Les Bonnes), les bagnards (Haute surveillance), les Noirs (Les Nègres), Genet organise des cérémonies où le spectateur doit faire face à rien de moins que la mort. À Roger Blin qui monte Les Paravents, il écrit : « La fête, si limitée dans le temps et l’espace, apparemment destinée à quelques spectateurs, sera d’une telle gravité qu’elle sera aussi destinée aux morts. Personne ne doit être écarté de la fête : il faut qu’elle soit si belle que les morts aussi la devinent, et qu’ils en rougissent ».

L’enfant Genet, dans une famille paysanne d’accueil, avait eu une expérience intime avec le catholicisme et on peut évoquer, au sujet de sa déclaration sur les spectateurs et les morts, la « communion des saints », selon l’imagerie qui veut que cette chaîne, dans la religion chrétienne, relie les vivants et les morts. Oui. Mais Genet était un être non croyant, violent, un poète terroriste que la société tolérait, ses « fêtes » étaient cyniques, diaboliques, accusatrices, définitives ; il disait à Blin vouloir « crever (d’où l’idée des paravents) ce qui nous sépare des morts ». Il ajoutait : « Tout faire pour que nous ayons le sentiment d’avoir travaillé pour eux et d’avoir réussi ».

Il a décrit de différentes façons son ambition. Michel Corvin, qui présente le Théâtre complet dans la Pléiade, signale entre autres celle-ci : « un théâtre où les spectateurs entendraient en s’asseyant que l’on tire derrière eux les verrous : incarcérés avec les personnages ».

En 1957, à son traducteur Bernard Frechtman, il avait exposé une autre ambition, moins fatale et pas moins grande : « Mon rêve serait d’écrire un jour une pièce, ou un livre, aussi beau, à la fois familier et solennel, avec cette élégante emphase, qu’une statue de Giacometti », ce Giacometti qu’il considérait comme le seul homme digne d’être admiré et dont il allait écrire dans Un captif amoureux : « Chaque jour Alberto regardait pour la dernière fois, il enregistrait la dernière image du monde ».

Lui, Genet, l’orphelin, voyou et voyant, voleur et voyeur, aura enregistré dans ce théâtre cérémoniel les dernières orgies rituelles du monde : la colonisation, la corruption, la perversion, le racisme, la malédiction, la mort. Avec une très élégante emphase. Qui trouve souverainement sa place dans les pages en papier missel de la Bibliothèque de la Pléiade. Où Mallarmé l’attendait. Et le vieux Sade.

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