Roberto Bolaño: Entre Dada et la Beat

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Il était un foie… qui ne vint pas. Sale histoire. Putain de destin. Putains meurtrières. C'était le 14 juillet 2003 dans un hôpital de Barcelone, il avait 50 ans, l'écrivain chilien en attente d'une greffe, il savait qu'il ne serait avisé que cinq heures avant la transplantation et, pince-sans-rire, il affirma au journaliste à son chevet que, dans ce laps de temps, il aurait le temps de «demander pardon, faire [son] testament, mettre [son] âme en marche»… Et l'âme trottina seule… Un écrivain tombait qui laissait en chantier un roman de mille pages, des textes entrepris, aboutis, ina­chevés, esquissés. Trois semaines plus tôt, à la une du cahier Livres de Libé, on présentait Roberto Bolaño comme «l'un des plus saisissants romanciers de ces dernières années».

Moi, j’avais commencé à le lire en 2002 (Amuleto, aux Allusifs, traduit par le couple Martel) et mon cœur de lecteur avait embrayé illico avec le ton et le cran de ce Chilien atypique, apatride et comique, me jetant sur Des putains meurtrières (sorti en mars 2003 chez Christian Bourgois, son éditeur français) et dévorant la même année, toujours avant sa mort, La littérature nazie en Amérique, livre fou, livre faux, qui me fit me rouler de rire; il inventait trente biographies d’écrivains fascistes dont une soi-disant Argentine du nom de Luz Mendiluce Thompson née à Berlin en 1928 et qui, photographiée poupon dans les bras du Führer, passa sa vie, de poétesse précoce à alcoolique finie, en exhibant cette photo-trophée; elle était l’auteure de Heureuse avec Hitler et se tua en Alfa Romeo, s’écrasant contre une station d’essence sur la route de Buenos Aires…

Bolaño était né à Santiago en 1953 et à 15 ans, avec sa famille, il s’était retrouvé au Mexique pour quelques années (dans Amuleto, il fait revivre l’occupation meurtrière de l’Université de Mexico en 1968 par la police, du point de vue d’une Uruguayenne entichée de poésie et enfermée durant treize jours dans les toilettes). En 1973, quelques mois avant le coup d’État de Pinochet, il était revenu innocemment au Chili et sera arrêté par les militaires mais, en prison, il reconnaît parmi les gardiens d’anciens camarades d’école qui le laisseront aller. Il quitte le Chili en janvier 1974. Dès lors, c’est le monde son territoire, de petits boulots en différentes tentatives d’écriture au Salvador, aux É.-U., en Belgique, en France, au Maghreb et finalement à Barcelone, son terminus de Chilien volant. Cet itinéraire a nourri ses livres, formé son caractère, affermi sa personnalité de trublion littéraire. Farceur, cynique et marginal, il est l’un des grands écrivains latino-américains à avoir surgi sur la scène littéraire en rupture désinvolte avec le «réalisme magique» régnant.

C’est une bête littéraire, Bolaño, une frêle bête à lunettes et à la tête frisottée qui ne se gênait pas pour dire qu’il n’aimait ni Neruda ni Paz, «des machistes», «de la canaille sentimentale», écrivait-il, alors qu’il vouait un culte à Borges, à Stevenson et à Marcel Schwob, oui, le Français Marcel Schwob mort à 37 ans en 1905, ami de Léautaud, à qui Jarry avait dédié son Ubu Roi. Ce qui devait plaire à Bolaño chez ce Schwob, c’est qu’il était l’auteur de Les vies imaginaires (1896), qui l’avait sûrement inspiré pour ses inventions de biographies de lettrés timbrés et nazifiés en Amérique.

L’auteur de Des putains meurtrières (treize récits: magie noire, errance, pornographie, assassinats, hommages, etc.; Christian Bourgeois Éditeur, 288 p., 14,95$) avait emprunté à des poètes mexicains des années 70 et peaufiné le moins sérieusement du monde une théorie littéraire, l’«infra-réalisme», ou «le réalisme viscéral», sorte de mélange de l’univers Dada et de l’héritage de la Beat Generation, un surréalisme beatnik dont la caractéristique est l’insolence envers les grands cadavres de la littérature latino-américaine (dont Neruda et Paz). Son roman le plus infra-réaliste est la sublime brique Les détectives sauvages, parue trois ans après sa mort. Une somme, une vision brutale du monde, une traversée menée du côté des perdants et, comme le dit l’un des personnages du roman, «une histoire dans les extra-muros de la civilisation».

Je n’ai pas lu encore son hyper-brique, ce 2666 paru chez Bourgois, c’était son grand chantier d’écriture quand le foie lui a manqué… Ce qui en a été publié est, selon son éditeur (le regretté Christian Bourgois, décédé fin 2007), un premier jet, mais un jet de longue portée. Il s’agit d’une Apocalypse bien sûr, d’un Apocalypse Later, j’imagine, puisqu’il avait expliqué ce titre à un journaliste en rappelant que William Burroughs avait déjà écrit que la fin du monde aurait lieu dans 600 ans… «Ce qui est un bon calcul», avait-il ajouté. Lui, sa fin du monde, elle est arrivée bêtement trop vite, à 50 ans, il a laissé deux jeunes enfants, Lautaro et Alexandra. Qui sait, s’il avait pu poursuivre sur sa lancée avec un foie de rechange, un foie de relais, c’est à Stockholm peut-être qu’il aurait pu un soir boire un grand coup d’aquavit aux frais de l’inventeur de la dynamite…

Pour l’heure, sa maison d’édition de la rue du Bac publie les dernières cartouches utilisables, sous le titre Le secret du mal, une poignée de nouvelles et d’esquisses trouvées dans son ordinateur et qui s’inscrivent dans sa balistique parodique et mélancolique, qui perpétuent cette façon qu’il avait de ne rien respecter, de brouiller les frontières entre les genres, et d’aimer semer le trouble dans la famille des écrivains. En témoigne ce texte froid, «Labyrinthe», écrit au scalpel, une analyse aussi minutieuse que délirante (aussi entomologique qu’extravagante) d’une photo prise dans un bar parisien (on imagine le Pont Royal, succursale des bureaux de Gallimard. Il y a là Sollers et Kristeva, Jacques Henric, Pierre Guyotat, d’autres) au moment immortalisant de la «pose», moment pour lui, satrape de l’insolence, de jouer de sa fascination et de sa répulsion pour les fraternités et les promiscuités par trop papales du monde des «gendelettres»…

On me signale que Bolaño vient de recevoir, à titre posthume, le prix Roger Caillois de la littérature latino-américaine. On lui en souhaite d’autres.

Bibliographie :
La littérature nazie en Amérique, Christian Bourgois Éditeur, 288 p. | 13,95$
Les détectives sauvages, Christian Bourgois Éditeur, 884 p. | 55,95$
Le secret du mal, Christian Bourgois Éditeur, 184 p. | 34,95$
Amuleto, Les Allusifs, 144 p. | 19,95$

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