Hommes seuls

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Chaque fois qu'Hubert Mingarelli fait paraître un nouveau roman, je suis irrémédiablement pris de frémissements. L'écrivain français fait partie de MA liste. Chez les vivants, il y figure bien en haut, avec les Alain Mabanckou, Philippe Claudel, Jim Harrison…

Un jour, ce devait être vers 2003, j’interviewais Mingarelli dans le cadre de la sortie de son roman Quatre soldats. Difficile entreprise, parce que l’homme est d’une timi­dité proche de la sauvagerie. De longs silences, des «oui», des «non», des «peut-être»: le calvaire de l’intervieweur. En désespoir de cause, j’ai demandé à Hubert Mingarelli pour QUI il écrivait. Et il m’a fait pleurer en répondant: «Pour un ami qui s’est enlevé la vie après m’avoir appelé à l’aide. C’était la veille de mon mariage, je n’ai pas répondu à son appel.»

Sachant cela, il est toujours facile de retrouver cet ami dans l’œuvre de Mingarelli, son fantôme planant sur ses histoires d’hommes qui luttent contre eux-mêmes, qu’ils se soient enfoncés dans la forêt à attendre la fin de l’hiver sur le front russe (Quatre soldats), qu’ils soient dans les pas de ce serviteur déterminé à récupérer les bottes de son maître que des révolutionnaires ont volées (Le voyage d’Eladio), qu’ils soient le fantôme incarné de cet ami marin, qui faisait avec le narrateur la navette entre le bateau amarré dans son port et le bordel local (Hommes sans mère), ou encore qu’ils soient dans ces histoires de bières et de pêche au requin, en attendant un essai nucléaire (Océan Pacifique).

Il y a la marche, souvent, dans les histoires de Mingarelli: parce qu’on accède à la paix en s’éloignant de l’hommerie, on accède au bonheur de manière simple, presque toujours tout près de bateaux, de bords de mer. Il y a des hommes au bord du précipice, mélancoliques sans être tristes ni nostalgiques, qui ont le regard exorbité, parce qu’ils cherchent en avant comme en arrière leur salut, leur raison de vivre. Parce que les personnages de Mingarelli cherchent à vivre, oui, même si on peut se demander s’ils ne cherchent pas plutôt à survivre.

Sous chacune des lignes, ce sont toujours les mots qui ne sont pas écrits les plus importants. Pour Hubert Mingarelli, l’écriture, c’est l’art d’enlever les mots qui sont de trop. Cet ami, celui pour qui il écrit, au centre de l’œuvre magistrale de cet écrivain montagnard, est au cœur de La promesse. Il y a un bateau, une barque, sur laquelle un homme rame en portant une petite boîte. On comprend vite ce qu’elle contient. Une toute petite boîte, donc, mais probablement la plus lourde de toutes les petites boîtes du monde.

L’homme rame, réfléchit, se raconte ses histoires avec son ami, sur ce bateau où ils se sont connus, tous deux marins. Presque une histoire d’amour, que dis-je, «presque»: une histoire d’amour entre hommes, oui. Pas de sexe, non, que de l’amitié, la plus belle, la plus profonde. L’amitié désengagée. Une seule promesse, une seule. Et le rameur cherche l’endroit. Pour la petite boîte. Il rame, et cherche. Et ce faisant, c’est lui-même qui se cherche au travers du souvenir de ce qu’était l’ami. Avant la petite boîte.

Cette amitié est de celles qui font grandir les hommes. Parce que chez Mingarelli, c’est d’hommes qu’il s’agit. Tellement d’hommes, que c’est peut-être de l’humanité qu’il est question. De notre rapport à l’autre. De nos promesses et de nos extases mutuelles, du rapport avec ceux dont on décide qu’ils deviendront notre famille, morts ou vifs. De ceux à qui on offre son âme, ad vitam aeternam.

À ceux-là, un jour: ne suffit qu’un seul petit «non». Puis plus rien. Et après, tenir sa promesse, même si elle finit par arracher le cœur, par tirer les larmes, un dimanche matin, devant un café. Oui, beau. De tristesse. Il est beau d’être triste, souvent. Et il peut être formidablement triste de voir la beauté. Suffit d’un geste. D’une promesse.

L’homme qui rame tient sa promesse. Bien sûr. Les tourbillons autour de ses rames, le sillage qui s’efface, les paysages qui défilent. Et puis un dernier petit tourbillon, l’âme enfin en paix. Comme un cycle sublime. Celui d’une vie entière. Celui d’une œuvre. Mingarelli pourra t-il encore écrire pour cet ami? Attendons, attendons.

De la mer aux bois
Julius Winsome n’est pas un marin, mais lui aussi est seul. Tout à fait seul, près de Fort Kent, dans le Maine, tout juste au sud d’Edmundston, au Nouveau-Brunswick. Julius vit dans une maison dont il a hérité de son père, un fan de Shakespeare, qui lui a laissé «trois mille deux cent quatre-vingt-deux livres, reliés en cuir, premières éditions ou livres de poche, tous en bon état, rangés par ordre alphabétique et répertoriés sur des listes au stylo».

En exergue du livre, une sublime citation de Marc Aurèle: «Ceux qui vivent très vieux et ceux qui meurent très jeunes perdent la même chose. Ils n’abandonnent que le présent, puisque c’est tout ce qu’ils possèdent.» Puis le livre, première ligne: «Il me semble que j’avais entendu le coup de feu.» Normal, premier jour de la chasse, alors que les hommes «criblent le ciel de leurs coups de feu comme de grains de poivre». Mais il avait semblé à Julius que le coup de feu avait claqué trop près de sa maison. Presque par réflexe, il ouvre la porte et appelle son chien. Qui ne vient pas. Julius a, lui aussi, un seul ami. Son chien: «Je vivais seul avec mon chien, si bien que même le silence du lieu m’appartenait.» Julius appelle et appelle, de chez lui, puis d’un peu plus loin, à la lisière de la forêt. Et il le voit, une heure après le retentissement du coup de feu, «allongé parmi les fleurs, en sang, respirant encore, mais à peine».

Il vivait encore en arrivant chez le vétérinaire, mais celui-ci n’a rien pu faire; que dire d’autre que le coup de feu avait été tiré à bout portant?

Julius enterre son chien. Puis astique cette vieille carabine laissée en souvenir de la Grande Guerre par son grand-père. Et puis, il part en chasse, lui aussi. Il va chasser le chasseur. Et à défaut de trouver le bon, il les tuera tous. D’abord un, puis deux, puis un autre… Et même quand la rumeur se mettra à courir dans la région, il continuera. Encore et encore. Jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’il sache que le tueur de chien ne peut plus être encore en vie.

Entre chaque règlement de ses comptes, Julius lit, seul, calmement, encore plus seul que jamais. Là aussi, il s’agit d’amitié. Là aussi, il s’agit d’une promesse faite à un être cher. Deux promesses différentes, certes, mais qui ramènent toutes les deux à la solitude la plus totale. De celles qui nous gardent en paix avec nous-mêmes. De celles qui, comme Marc Aurèle le dit, nous font vivre notre présent.

Bibliographie :
La promesse, Hubert Mingarelli, Seuil, 142 p. | 24,95$
Julius Winsome, Gerard Donovan, Seuil, 252 p. | 29,95$

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