Frédéric Beigbeder: Fenêtres sur soi

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Faut-il y voir un signe de précoce sénilité ? De radotage galopant ? Au lendemain de délicieuses vacances passées en compagnie d'auteurs étrangers, voilà que j'ai soudainement décidé de changer l'orientation de cette chronique, qui leur était dédiée. Je croyais pourtant en avoir bien fini avec la Grosse Pomme lors du dernier numéro du libraire, où je m'attardais à quelques romans dans l'esprit new-yorkais. Eh non ! Voilà que débarque cet automne un livre pompeux mais brillant sur les attentats dirigés contre le World Trade Center. Je croyais en avoir assez de voir New York portée aux nues par une presse américaine patriotique et des sempiternelles leçons à tirer de cette matinée de terreur, mais je me suis vite rendu à l'évidence : Windows on the World de Frédéric Beigbeder est un incontournable cet automne. On appelle ça du détournement littéraire.

Stratège alerte du coup publicitaire, profiteur invétéré ou témoin lucide et cynique d’une époque déboussolée, on ne s’entend guère sur le statut de Frédéric Beigbeder, l’enfant terrible des lettres françaises. On aime à détester ce fils de bourgeois suffisant, ce dandy lettré qui, de son propre aveu, carbure aux plaisirs vicieux de la célébrité, qui ajoute à l’insulte en critiquant les œuvres de ses pairs dans la presse écrite et, jusqu’à tout récemment, au petit écran. Son dernier coup d’éclat ? Un roman lucide, à l’humour grinçant qui détaille minute par minute les derniers instants des prisonniers des étages supérieurs des tours du World Trade Center, entre 8 h 30 et 10 h 29 le 11 septembre 2001. Du même coup, Beigbeder s’offre le luxe d’un germe d’essai sur l’état de l’Amérique et en profite pour nous entretenir beaucoup de lui-même. Ils seront nombreux à accuser l’écrivain d’immoralité, de voyeurisme malsain ou d’une forme de « cannibalisme littéraire », puisque son œuvre est nourrie de la souffrance d’autrui. Ils auront tort ; même si on connaît déjà la triste fin de l’histoire, l’ouvrage n’a pas manqué de surprendre le lecteur sceptique dans les rangs duquel je figurais jusqu’à hier.

Le Beigbeder qui criait aux loups

Un coup d’œil aux faits d’armes du « cas » Frédéric Beigbeder nous apprend qu’il apprécie le flirt avec la comédie mondaine et que son œuvre prend des airs de supercherie littéraire méprisante. L’auteur des Mémoires d’un jeune homme dérangé et de Nouvelles sous ecstasy, un gonflant traité sur le mal-être de l’homo erectus parisien branché doublé d’une célébration de l’hédonisme viril, n’a-t-il pas d’ailleurs déjà lancé au visage de Julie Snyder, hors de ses pompes, que l’amour dure trois ans ? Son best-seller 99 F (maintenant disponible sous le titre 14,99 €), se voulait un règlement de comptes envers le milieu de la pub, qui avait rejeté ce culturiste de l’ego. Et voilà que Windows on the World s’annonce le roman d’un homme repenti. Les temps ont changé, on dirait.

Pour peu que l’on daigne un instant laisser de côté ces viles invectives lancées contre celui que l’on surnomme « Trendy-Freddy », la lecture de Windows on the World révèle un autre pan du personnage, qui recèle une tendresse et une fragilité habilement cachées. Père d’une fille, Beigbeder révèle-t-il son vrai visage, celui d’un parent repentant et inquiet, à peine capable de témoigner avec une certaine justesse de l’horreur du 11 septembre et qui se terre derrière le sarcasme pour cacher ses craintes profondes ? La sincérité qui se dégage de certaines pages du livre nous aiguille vers cette mièvre mais néanmoins réelle conclusion.

La lecture des ruines

D’entrée de jeu, et c’est là son principal intérêt, Windows on the World prend assise sur un impossible défi : romancer la tragédie du World Trade Center : « L’écriture de ce roman hyperréaliste est rendue difficile par la réalité elle-même. Depuis le 11 septembre 2001, non seulement la réalité dépasse la fiction mais elle la détruit. On ne peut pas écrire sur ce sujet mais on ne peut pas écrire sur autre chose non plus », apprend-on dans les premières pages du roman. Il n’est pas non plus le seul auteur à s’atteler à cette vaine tâche : Luc Lang (11 septembre mon amour) et Didier Goupil (Le Jour de mon retour sur terre) posent également un regard sur la tragédie. Pourtant si habile à se mettre les pieds dans les plats, Beigbeder s’est toutefois habilement tiré d’affaire en dressant un pont entre cette tragédie aux échos universels et celle, personnelle mais non moins bouleversante, d’un écrivain angoissé, fragile et, malgré tout, humain.

Le titre de ce roman en deux temps réfère au restaurant du même nom situé au 107e étage de la tour Nord du World Trade Center, où Carthew Yorston, un agent immobilier texan, a emmené déjeuner ses fils, David et Jerry. À 8 h 46, le premier Boeing percute l’édifice. Les clients tentent de fuir par les escaliers, mais toutes les issues sont bloquées par le feu et la fumée. La panique s’installe. Le compte à rebours commence. Chaque minute qui sépare Yorston et ses enfants de la chute est ainsi inventée par Beigbeder, qui se révèle fort à l’aise lorsqu’il s’agit de décrire la commotion, les morts, l’odeur âcre des corps et du caoutchouc brûlés. L’inventaire des horreurs s’arrête cependant là, le romancier préférant taire les détails les plus sordides au nom d’une pudeur qu’on ne lui connaissait pas : « Même si j’allais très loin dans l’horreur, mon livre serait toujours à 410 mètres au-dessous de la vérité », écrit-il justement.

On ne retrouve pas la même pudeur au cœur du récit en marge de la description des derniers instants de Yorston et de ses enfants. Beigbeder, confortablement assis au 56e étage de la tour Montparnasse, se livre sans retenue à un examen de conscience déroutant. Comment trouver de la beauté dans la destruction ? Pourquoi être attiré par le drame ? Au fil cette psychanalyse, l’auteur ne cache pas son mal de vivre, qu’il affirme avoir dissimulé sous une fausse assurance. L’exercice dévoile, et j’emprunte ses mots, la part de son humanité qui n’est pas humaniste. Plus loin, il se prête aussi à une autoflagellation mémorable en reprenant la forme du célèbre J’accuse d’Émile Zola. Ainsi, Beigbeder s’accuse « d’écrire des autobiographies pudiques», de « feinte sincérité », « d’arrivisme et de vénalité », de « branlette intellectuelle », « d’esthétique sans éthique »… La liste couvre deux pages et se termine en un splendide point d’orgue, sorte de résumé cinglant de Windows on the World : « Je m’accuse d’être attiré par les ruines parce que  » qui se ressemble s’assemble « . » Et vlan !

Le dernier opus de Beigbeder ne traite donc pas tant de la mort simultanée de milliers d’innocents en direct sur CNN que de la mort des illusions d’un écrivain qui sent son éclat faiblir au firmament des lettres françaises. L’heure de la fanfaronnade est révolue, il regarde en face les débris laissés dans son sillage. Sa fille Chloé, à qui il offre une dédicace en forme de pardon pour l’avoir entraînée « sur cette terre dévastée », ainsi que sa bien-aimée, qui le plaque et qu’il tente d’oublier à New York entre les bras des call girls, sont autant de réalités qui émergent du chaos qu’est devenue la vie de l’écrivain.

Aux lendemains des attentats, quelques disciples de Nostradamus ont clamé haut et fort que les deux tours étaient condamnées depuis le premier attentat en 1993. Windows on the World était aussi condamné à être descendu en flammes par une critique échaudée par les excès médiatiques de son auteur. Grossière erreur. Certes, il est fort probable, voire inévitable, que le roman fasse couler encore beaucoup d’encre. Et c’est tant mieux ; il serait dommage qu’un livre alliant si justement la confession, le reportage et la dissertation sur les idéaux déboussolés de notre époque passe inaperçu. Je dirais même plus : ce serait une tragédie.

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