Flannery O’Connor: La vieille fille qui aimait trop les paons

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Comme un personnage du «Cycle de Manawaka» de Margaret Laurence, la nouvelliste et romancière américaine Flannery O'Connor a vécu sa courte vie de jeune femme (elle meurt d'un lupus érythémateux à 39 ans, en 1964) avec sa mère, Regina; son père était mort de cette même maladie incurable lorsqu'elle avait 15 ans. Couple solidaire de la mère et de sa fille unique, la veuve et la «vieille fille» sans frères qui ne se mariera pas et qui n'avait d'amour que pour les poules (qu'elle réussissait à faire marcher à reculons) et les oiseaux, un peu oiseau elle-même (de proie!), comme si l'un des titres de l'oeuvre de Margaret Laurence, Un oiseau dans la maison*, avait été pensé pour elle… Contemporaines nées respectivement en 1926 et 1925, la Manitobaine et la Géorgienne avaient sûrement dû se lire…

De ces oiseaux petits et grands qui peuplaient le domaine familial d’Andalusia bâti avant la guerre de Sécession, Flannery (un prénom irlandais, donné plutôt aux garçons) avait une préférence pour les paons. Elle, d’allure modeste, de coeur dur, de foi catholique mais dotée d’un tempérament bien trempé, d’un caractère d’aigle (observatrice et prédatrice de personnages condamnés, malades, idiots, lâches, les racistes ordinaires du Sud profond, les Noirs soumis et distants, les mères insupportables, les vagabonds), elle avait le béguin — un faible — pour cet oiseau originaire d’Asie que l’on dit orgueilleux puisqu’il déploie les plumes ocellées et colorées de sa queue en toute majesté, en «roue». Elle passait des heures à les observer.

Pietro Citati, qui lui a consacré l’un de ses Portraits de femmes, s’est penché sur cette fascination du paon: «Elle en avait plusieurs dizaines: avec leur petite tête, leur long col en forme de tige, recourbé en arrière comme s’ils fixaient quelque chose que personne d’autre ne pouvait voir, et leur queue semée de planètes vertes et de soleils or ou saumon, qui brusquement se déployait avec un crépitement frémissant et cinglant. La nuit, ils criaient comme un choeur grec qu’on allait égorger. Le jour, ils dévoraient les fleurs de sa mère; et pendant des heures, l’aprèsmidi, elle restait assise sur l’escalier de la cour, à étudier les lois de ce monde si éloigné du nôtre, qui peut-être lui révélait quelque chose du nôtre.»

Dans «Braves gens de la campagne», l’une des nouvelles du recueil de 1955, Les braves gens ne courent pas les rues, Hulga a une jambe de bois depuis un accident de chasse qui la lui arracha à 31 ans. Un vendeur de bibles l’accoste, lui demande de voir comment s’attache cette prothèse, il insiste. Hulga pousse un cri aigu: «Dès qu’il s’agissait de sa jambe de bois, elle avait la susceptibilité du paon pour sa queue.» Dans «La personne déplacée», autre nouvelle du même recueil, Flannery O’Connor décrit le paon qui suit Mrs Shortley dans ses promenades, «sa tête rejetée en arrière comme s’il concentrait son attention sur quelque objet lointain, indiscernable à d’autres yeux que les siens». Citati, qui la compare en qualité de plume et en art du regard à Poe et Hawthorne, à Tolstoï et Conrad (il a bien raison), m’apprend qu’enfermée à clé dans sa chambre, petite fille pieuse et rebelle, elle faisait «de féroces grimaces, tournoyant sur elle-même, les poings fermés, pour mettre son ange gardien (j’ajoute: autre oiseau!) hors de combat». Pieuse et rebelle… Flannery O’Connor est un écrivain catholique qui, sachant que le monde est un enfer, mais un enfer créé par Dieu qui reconnaîtra les siens, pourchassait ici-bas les oiseaux de malheur que la faune soi-disant chrétienne comptait en quantité dans son vieux Sud borné et raciste, pasteurs improvisés, prêcheurs intéressés, évangélistes aux mains baladeuses, illuminés menteurs, faux anges gardiens, faux paons…

Dans la préface qu’il signe à l’édition dans la collection «Quarto» des OEuvres complètes de l’auteur des Braves gens ne courent pas les rues, Guy Goffette écrit: «Sa lucidité implacable ne se borne pas à ces imposteurs sacrilèges. Le monde autour d’elle est un terreau suffisamment riche et varié pour nourrir ses nouvelles. Certes, c’est un microcosme aux couleurs du Sud, mais il est peu différent de celui que nous connaissons. Séparé de Dieu, l’homme marche à la mort sans savoir pourquoi (j’ajoute: Citati dit de l’un de ses deux romans, La sagesse dans le sang, qu’il est « possédé par un néant plus glaçant, plus pétrifié et plus grotesque que celui des oeuvres de Beckett ») et les théories qu’il s’invente ne le consolent ni ne le justifient.» La fragile Flannery était sans apitoiement ni indulgence envers ses personnages et pourtant elle ne les juge ni les condamne, persuadée en vraie catholique chasseuse d’anges gardiens que chacun a sa part de mystère à lui seul et que, comme l’écrit Goffette, «tant que la mort n’a pas fait son oeuvre, la grâce peut intervenir»…

Je viens de relire des dizaines de nouvelles de Flannery O’Connor dans cette édition «Quarto» (la belle occase, à défaut de «Pléiade») et j’ai retrouvé cette voix forte, prégnante, si minutieuse et si féroce à la fois, une voix majeure des lettres américaines que j’avais un peu délaissée, fort injustement; j’ai relu, subjugué par ce «petit monde» (une «gang de malades») qu’elle observe avec cran, ces histoires sèches et précises qu’elle cisèle de sa plume aussi attentive et parfaite que celles des grands nouvellistes de l’histoire littéraire, les grands du court, Gogol, Tchekhov, Conrad, Pirandello, Hemingway, Patricia Highsmith, Eudora Wilty, Alice Munro…

Dans le dictionnaire Laffont-Bompiani, le scribe de service touche juste lorsqu’il écrit que, dans cette oeuvre de nature presque théologique, le mysticisme de Pascal s’exprime à travers la gestuelle d’un Buster Keaton. Je pense à Anouilh qui avait dit du Godot de Beckett qu’il s’agissait des Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. Et, l’air de rien, cet enfant qui avait chassé les anges gardiens, cette souffreteuse qui ne pouvait écrire que deux heures le matin, cette vieille fille qui aimait trop les paons et qui est morte dans les bras de sa mère, elle avait au-dedans d’elle, ancrée, la rage d’un guerrier japonais.

Bibliographie :
Oeuvres complètes. Romans, nouvelles, essais, correspondance, Flannery O’Connor, Gallimard, 1230 p. | 57$
Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence, Préface de Nadine, Bismuth, Alto/Nota bene, 284 p. | 18,95$
Portraits de femmes, Pietro Citati, Folio, 388 p. | 14,95$

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