Falsifiction

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Les lecteurs et lectrices assidus de la présente chronique auront certainement remarqué mon faible pour les romans qui se moquent des conventions et, si possible, brassent un peu les idées reçues en changeant les règles appliquées dans l'arène sauvage de la fiction. Car il s'agit bel et bien d'un lieu où il y a plus de trappes et de pièges que d'issues, et si c'est à l'écrivain de baliser le parcours, ce dernier peut bien laisser derrière lui quelques savants mécanismes qui viendront mettre au défi les neurones de son lecteur.

Il ne faut pas m’en vouloir: après tout, comme bien d’autres, j’ai horreur de sentir qu’une saga historique ou un roman de mœurs se présente comme une variation sur un même thème et, suivant les contours plus ou moins flexibles d’un moule, finit toujours par ressembler à tous les autres. Même l’autofiction, pourtant une occasion unique d’exprimer son unicité, s’enlise plus souvent qu’autrement. Mêmes soupirs, mêmes misères, mêmes plaisirs… Non, mieux vaut jeter un œil du côté de la littérature qui, sans se prendre les pieds dans les artifices et les expérimentations relevant souvent du bricolage destiné à détourner l’attention du lecteur, interroge ce qui distingue le vrai du faux.

Un monde truqué
Au nombre de ces romans, j’ai noté ce printemps le très intriguant ouvrage d’Antoine Bello, une élégante variation sur le thème de la manipulation historique au titre évocateur: Les Falsificateurs. Disons-le tout de suite: ce roman de l’auteur de L’Éloge de la pièce manquante s’attaque à un sujet passionnant, mais néanmoins périlleux en raison des nombreuses interrogations qui laissent le lecteur en plan. Mais résumons plutôt: Sliv, un jeune et brillant étudiant islandais, se fait un jour embaucher par une mystérieuse organisation qui lui demande d’abord d’agir en tant que consultant pour quelques missions environnementales en apparence très anodines. Or, ce n’était qu’une couverture pour une organisation qui se nomme en fait CFR (Consortium de Falsification du Réel) et fait dans la manipulation historique. Si, par exemple, vous désirez inventer un village qui n’a jamais existé, il suffit de manipuler discrètement quelques archives, ajouter çà et là des chapitres aux livres d’histoire, trafiquer quelques banques de données… et le tour est joué. Après avoir donné naissance à un écrivain en guise de test d’admission, Sliv devient rapidement habile dans l’art de manipuler les preuves. Au fil des pages, Bello distille savamment les informations sur le CFR: Qui le dirige? Que font les agents les plus haut gradés? Depuis combien de temps l’histoire est-elle ainsi truquée et, surtout, comment fait-on désormais pour croire les manuels d’histoire? Qui a vraiment existé? Qui a été manipulé par le CFR? Entre la rigueur du roman d’espionnage et celle qu’impose un roman aussi sérieux, Les Falsificateurs traite d’un sujet en or, surtout à l’ère où la manipulation des médias n’aura jamais été aussi préoccupante. Nous sommes certes à l’heure de YouTube et des chaînes d’information en continu, mais aussi à celle de Photoshop et d’Internet, qui est sans doute le réseau de mensonges le plus organisé sur la planète. Entendez-moi bien: il y a du bon sur la Toile, mais simplement beaucoup trop de «conneries» et de fausses pistes. Bref, Les Falsificateurs fascine par l’ampleur de son propos, et Bello s’en tire plutôt bien dans sa mission, malgré une plume qui, parfois, manque d’audace et de couleur. Sans donner plus de détails sur la conclusion de ce roman d’une belle intelligence, disons qu’il fallait du cran pour terminer son livre sur un culotté «À suivre». Y aura-t-il une suite ou pas? Et si Bello, dans un ultime pied de nez, nous avait tendu un ultime piège?

À bas la fiction!
Alors que, dans Les Falsificateurs, il s’agissait de faire de la fiction une réalité, le très surprenant Permission de Céline Curiol propose une thèse encore plus intrigante: et si la fiction avait été bannie de la réalité? Voilà un autre défi de taille pour une écrivaine qui, il faut bien le préciser, a reçu de la part de Paul Auster un sacré coup de pouce lorsque ce dernier a écrit à propos de son premier roman, Voix sans issue: «C’est non seulement l’un des plus beaux premiers romans que j’ai lus depuis de nombreuses années mais aussi, tout simplement, l’une des œuvres de fiction les plus originales et les plus brillamment exécutées parmi celles de tous les écrivains contemporains que je connais.»
Au passage, mentionnons que Curiol vit aujourd’hui à Brooklyn, comme l’auteur de Cité de verre. Reprenons: son second roman mériterait certainement un tel élan d’enthousiasme, tant il déploie avec finesse des questions difficiles à travers un récit à l’atmosphère froide et oppressante. Le narrateur de Permission est engagé à titre de «résumain» dans un bureau dont toute l’organisation est régie au quart de tour. Car on n’a pas le droit à l’erreur dans cette société où toute l’information acheminée aux médias doit être analysée. Le narrateur doit ainsi faire des comptes rendus de réunions tenues à huis clos et éventuellement dresser un rapport sur son lieu de travail. C’est en faisant ses recherches qu’il entre en contact avec la fiction et risque de succomber à ses charmes illicites. Et que dire des mystérieux hommes bleus qui semblent en savoir tant sur ce qui se trame en dehors des murs du bureau…

L’atmosphère de Permission évoque bien entendu en premier lieu la bureaucratie soumise au joug de Big Brother dans 1984. Mais elle se rapproche davantage de ce que proposent des auteurs comme Auster (plus particulièrement dans Le Voyage d’Anna Blume), Percival Everett, Aimee Bender ou George Saunders, des figures importantes de la littérature contemporaine américaine. Derrière la caricature d’organisations puissantes comme l’ONU se cache une interrogation brillante sur la quête de l’objectivité à tout prix par rapport aux dégâts de la subjectivité dans le domaine de l’information. Si la fiction est le début de la fin pour le monde réel, alors qu’est-ce qui pourrait bien venir à bout de la fiction? Céline Curiol vient de franchir le cap des 30 ans et, déjà, elle affiche l’assurance des grands. Un nom à retenir, avant que quelqu’un n’ait l’idée de l’effacer des fichiers d’un quelconque registre des écrivains mondiaux. Au final, Bello et Curiol, malgré des romans forts différents dans leur ton comme dans la richesse de la langue, posent des questions intéressantes auxquelles d’autres écrivains, sensibles à ces enjeux, viendront répondre en testant les limites entre la fiction et le réel: un terrain de jeu décidément fascinant pour les créateurs de ce nouveau siècle.

Bibliographie :
Les Falsificateurs, Antoine Bello, Gallimard, coll. Blanche, 501 p., 34,95$
Permission, Céline Curiol, Actes Sud, 254 p., 33,50$

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