Extases de l’abîme

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La distance est grande entre Zakhar Prilepine et Pascal Quignard. L’écrivain russe et militant politique qui connaît son pays de proche pour avoir été vigile d’une boîte de nuit, barman, mais aussi au front en Tchétchénie, témoigne de l’égarement d’une jeunesse qui évolue dans un pays miné par la corruption dans Des chaussures pleines de vodka chaude. L’ivresse devient l’ultime antidote à un monde sans pitié. L’écrivain français érudit, figure complexe d’une littérature multiple, auteur de nombreux romans (Tous les matins du monde, Les Ombres errantes), poursuit quant à lui un cycle (« Dernier royaume ») consacré au passé lointain de l’humanité et au sien dans Les désarçonnés. Il y retrouve l’indomptable élan de l’homme primitif, ressuscité au seuil de la mort.

L’art de boire
« La jeunesse doit dévorer elle-même ses propres rêves, parce que celui qui continuerait à y croire n’accomplirait jamais son destin. » Par ces déclarations incendiaires et désabusées, Prilepine se fait le porte-parole lucide d’une jeunesse aux rêves sans lendemain comme une longue et interminable cuite. Né en 1975, cet ancien membre des forces spéciales russes pendant la guerre de Tchétchénie (racontée dans son premier livre, Pathologies) est aussi rédacteur en chef de l’édition régionale de Novaïa Gazeta (où écrivait Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006), défenseur de la coalition L’Autre Russie (opposée au pouvoir en place) et un proche du sulfureux Limonov. Les onze nouvelles de son recueil reflètent l’impitoyable Russie d’aujourd’hui, pénétrant le monde interlope d’une racaille qui cherche à se tailler une place dans un pays où Dieu n’a plus d’intention, un monde désorienté où l’ivresse et l’humour pallient l’absence de morale.

De sa langue charnue, lapidaire, souvent bestiale et obscène et rythmée de dialogues musclés, Prilepine met en scène des personnages louches, baignant dans l’illégalité. Petits bandits, ex-bagnards, tueurs, primates, prostituées, résistants et opposants du régime, ces jeunes en guerre contre un pays dirigé par des politiciens vénaux participent au nettoyage des Tchétchènes, chassent des call-girls et potassent des plans à la con comme ce pari pour séduire les filles et leur faire passer du chien pour de la viande de porc. Certains narrateurs sont misogynes et vulgaires, d’autres piteux ou poètes, mais toujours imbibés d’alcool et égarés. Leur dépravation se fait le pendant obligé de celle de leur pays défait, le contrepoids désespéré à un système gangréné, cupide et sale.

Leurs aventures journalières révèlent une génération désenchantée, des philosophes des bas fonds habités par un romantisme noir et cruel. Entre leurs amusantes déclarations sur la sexualité et leurs leçons de cuite, ils boivent pour conjurer la réalité. La vodka chaude sert à détendre les chaussures, mais l’ivresse dans laquelle les hommes « mettent longtemps à sombrer », « bien qu’ils boivent dans des proportions démesurées », brouille le réel et le transforme en un poème triste qui n’est pas sans rappeler l’ennui tchékhovien. « La sortie de l’ivresse est un miracle que l’on peut reproduire sans cesse et qui n’en finit pas de nous étonner », disent les personnages pour qui la cuite devient un art de vivre, le dernier bastion de liberté pour une société à l’avenir bouché. La Russie de Prilepine est fiévreuse, virile et fragile, comme un homme saoul.

Atavismes
La société est aussi corrompue chez Quignard qui se fait le chantre d’une solitude retrouvée dans Les désarçonnés, septième volume du « Dernier royaume », un cycle qui revient sur les grands thèmes de son œuvre foisonnante par des essais libres où se croisent le conte, la poésie et la philosophie. Les courts chapitres mêlent anecdotes, citations, scènes primitives tirées des mythes anciens, faits et gestes des personnages historiques tirés de la littérature universelle, surtout française et classique, mais aussi des souvenirs personnels. Avec cette mosaïque contrastée de fragments et d’aphorismes, l’auteur à l’érudition gigantesque y défend la liberté de l’homme primitif contre la servitude du moderne, ou celle de l’animal sauvage, en l’occurrence le cerf, qui aurait conservé sa souveraine liberté en perdant son combat contre le cheval, lequel s’est asservi à l’homme. Indomptable élan de la matière ou émancipation de la domestication, la liberté est l’objet de recherche de cette enquête sur la force préhumaine, sauvage et imprévisible.

Par un raisonnement exigeant qui, par son refus d’expliquer, devient parfois alambiqué, Quignard demeure la majeure partie du temps d’une limpide et fascinante clairvoyance dans ce livre qui examine sous tous ses angles et à partir d’un immense savoir la figure du désarçonné. Pour l’auteur, le désarçonné est un homme libéré du joug de la société considérée comme le siège d’un jeu de prédation qui refoule l’individu à sa frontière au profit d’hommes soumis à la norme qui les éteint. Quignard revient sur les fameuses chutes de cheval de Montaigne, Aggrippa d’Aubigné, Pétrarque, Abélard, Brantôme, mais aussi Lancelot et Saint Paul, qui les ont révélés, écartés de la meute et plongés dans ce qu’il nomme « le vertige, l’hypnose ou le coma ». « Les écrivains sont deux fois vivants », écrit-il. Ces hommes tombés de cheval ont « le sentiment d’avoir glissé dans la mort », puis d’être « revenus dans ce monde ». L’extase mortelle provoquée par la chute, cet aveuglement suivi d’une grande lumière, permettrait un renversement des forces menant l’homme à retrouver sa liberté d’origine. La descente aux enfers fait remonter à la surface la bête cachée et réintégrer son énergie première.

Prenant pour modèles les grands mystiques (ces « grands désarçonnés »), Quignard fait revivre de magnifiques pages d’histoire sur l’asservissement de l’homme et sur ce jeu carnavalesque qui est au cœur des mythes, celui du prédateur devenu proie, résumant tous les jeux de pouvoir politique. Il critique la dégénérescence des sociétés violentes, faisant l’éloge de la guerre qu’il assimile à une « bacchanale préhumaine » dont notre époque nous a éloignés. « L’homme doit regagner l’imprévisible comme sa patrie », écrit-il, après avoir déambulé avec familiarité chez les stoïciens, Ovide, Montaigne, Freud, Nietzsche, dans les Évangiles, mais aussi chez Michaux, Descartes, Hanna Arendt, Melanie Klein et tant d’autres. Son rêve est désigné comme « une compagnie de solitaires » et l’art, comme un moyen de « refuser d’obéir à toute représentation sociale, à toute tyrannie politique, à toute prophétie religieuse. » Somptueux voyage dans une imposante culture, cet essai poétique a de quoi ravir les amoureux de l’Antiquité et de la grande tradition de la philosophie littéraire parce qu’avant toute chose, Quignard fascine par la richesse des images et des questionnements qu’il génère.

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