Étoiles rares

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Face aux obstacles, certains perdent leurs moyens, d’autres s’écrasent, mais il y en a pour qui cela sert de moteur. L’Islandaise Audur Ava Olafsdottir et le Français Laurent Mauvignier se penchent tous deux sur ces êtres rares qui choisissent de déjouer leur destin, des héros qui surmontent la grisaille pour élargir leur ciel. Il en résulte deux récits fort contrastés qui inspirent au dépassement.

La première poursuit une œuvre romanesque originale et ancrée dans son Islande natale avec Le rouge vif de la rhubarbe, un roman poétique et elliptique sur la vie d’une jeune fille invalide de 14 ans, élevée par sa grand-mère de 70 ans. Durant l’année qui nous est contée, Agustina nous emmène sur la grève, une plage privée où elle entre en contact intime avec la mer et qui lui appartient, à elle et à Dieu, et dans son jardin de rhubarbe, juché en haut d’une montagne, là où ses parents l’auraient conçue durant les quelques jours où ils se sont connus. Crapahutant avec ses béquilles, la jeune fille rêveuse et téméraire imagine sa propre disparition et rêve de l’ascension de la plus haute montagne de son île ou d’un miracle, peut-être, lui faisant retrouver l’usage de ses jambes. Pas question ici de religion, mais bien d’une communion avec la nature et les éléments de ce paysage de fjords, de mer et de montagnes où on chasse la perdrix, fait du boudin et cultive la rhubarbe, bout du monde successivement plongé dans la noirceur ou la luminosité presque totale selon les saisons.

Entre le récit onirique du quotidien d’Agustina, s’intercalent des lettres de sa mère, envolée comme les oiseaux migrateurs qu’elle étudie à travers le monde. Comme sa mère est repartie pour ses travaux presque aussitôt après l’avoir mise au monde, la jeune fille a « acquis très tôt le sentiment de sa singularité dans l’univers. Pas seulement à cause de ses jambes mais aussi des images qui s’accumulent dans sa tête, ou du moins qui s’y entassaient avant qu’elle ne les discipline en apprenant à les convertir en mots. C’est ainsi que naquirent les premières montagnes de mots ». Agustina entretient en effet un rapport singulier avec les mots qui ne traduisent pas les images qui surgissent en elle et les mille détails que le monde oublie. Pour remédier à sa manie d’éparpillement, elle cherche à obtenir une vue d’ensemble, d’où son désir de monter très haut sur la montagne qui domine l’île. Marginalisée, elle a fait de Pinocchio son allié, rêvant comme lui de trouver de vraies jambes, mais surtout, forcée d’accepter sa différence. Sortant momentanément de son isolement le temps de se lier d’amitié avec un garçon et de chanter dans un groupe de garage, Agustina demeure une enfant solitaire au regard atypique, une étoile rare dans un ciel gris qui ne lui a pas donné beaucoup de chance.

Ce qui aurait pu être simplement une jolie fable sur la différence se révèle être aussi un magnifique poème sur la beauté éphémère. De l’union fugitive de ses géniteurs, Agustina a hérité une attention singulière au monde qui l’attache aux petites choses du quotidien mais aussi aux grandes du cosmos. Sa marche et son regard décalés sont parfois des obstacles à son intégration sociale, mais aussi des forces qui lui permettent de connecter avec l’existence d’une manière qui échappe au commun des mortels. « Quand le jour cesse de s’assombrir, le temps s’immobilise pour durer, durer, durer. Il n’y a plus alors de cloison entre les jours confondus, plus d’entracte au milieu du temps. Dans le noir, au contraire, les hommes sont tous égaux », remarque-t-elle. Mais « dans la lutte et l’adversité, Agustina n’est pas l’égale des autres, elle les dépasse ». C’est pourquoi elle choisit de monter la fameuse montagne malgré son handicap, son corps défectueux trouvant l’harmonie dans ce défi extrême. Conte exotique où la botanique croise la quête des origines d’une fillette étrange, ce roman est porté par la grâce de ce personnage insolite qui nous rappelle qu’une beauté essentielle est bel et bien invisible pour ceux qui courent trop vite.

Un monde hostile
L’ambiance et le ton sont tout autres chez Mauvignier qui raconte avec détail le lent et difficile rapprochement entre une mère dépressive et son fils dérocheur, deux êtres qui n’ont au départ aucune chance de se retrouver. Le roman s’ouvre alors que Samuel et Sybille sont au Kirghizistan, formant un improbable duo déambulant à cheval dans ce pays de nomades. Puis, on revient en arrière, pour comprendre ce qui a mené cette mère monoparentale à traîner son adolescent jusque là. On apprend que Samuel s’est emmuré dans le silence et la rage depuis que sa mère a quitté son père, et même avant, alors qu’il s’est retrouvé au milieu de leur guerre, subissant les dommages collatéraux d’une relation toxique. Quand Samuel se retrouve au bord du gouffre, passant une nuit en prison après avoir déconné dans une fête, Sybille choisit de ne pas le laisser tomber et conçoit « le projet un peu fou de sauver son fils de la délinquance ». S’ensuit cette traversée du Kirghizistan à cheval, avec multiples retours en arrière où l’on apprendra ce qui est arrivé à Sybille, passée de jeune femme ambitieuse et amoureuse qui s’apprêtait à devenir chirurgienne et écrivait des romans à une mère triste et terne, éteinte, s’abîmant dans l’alcool et le tabac.

Privilégiant le style indirect libre, Mauvigner passe d’un personnage à l’autre en traduisant leurs perceptions avec une grande acuité. Sa narration fluide, brillante et ultra efficace épouse les points de vue de chacun, traduisant leurs impressions les plus intimes, entrant dans le secret de ce qui se trame dans la tête d’une mère qui choisit de tout tenter pour sauver son fils et de ce dernier, rébarbatif, résistant à la volonté d’une mère qu’il déprécie, puis découvre sous un nouveau jour. Sybille est aussi une sorte d’étoile rare qui s’extirpe du lot.

Faisant le portrait très juste d’une jeunesse en perte de repères dont le racisme primaire et la peur de l’autre témoignent d’un profond désarroi social et du monde hostile dans lequel elle grandit, Continuer s’avère être aussi un excellent suspense, alors que se corse le voyage des deux protagonistes dont l’issue reste incertaine jusqu’à la fin. Jouant sur le contraste entre la vie française cloisonnée et celle au Kirghizistan où le contact avec l’autre devient indispensable, ce roman à la finale un peu moralisatrice demeure saisissant de vérité. Rares sont les intrusions dans le monde adolescent aussi réussies.

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