Edgar Allan Poe: Pot au noir

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Pour les navigateurs et les aviateurs, la vieille expression «pot au noir» était synonyme d'inquiétude sinon d'angoisse, car elle annonçait l'imminence d'une région de brumes opaques dans laquelle ils allaient devoir entrer sans trop savoir s'ils en ressortiraient intacts, rafiot ou coucou. L'expression, demeurée métaphore, décrit une situation inextricable et dangereuse et elle convient parfaitement pour décrire la teneur noire de l'œuvre littéraire (flottante ou volante) d'Edgar Allan Poe, poète de l'étrange et romancier de la terreur.

Paul Gauguin, qui n’était pas que peintre et qui, incidemment, s’adonnait à la fabrication de pots en céramique de couleurs vives, donna un conseil d’ami — on le trouve dans Oviri, écrits d’un sauvage, Folio — aux lecteurs de son temps (Gauguin était né à Paris en 1848, un an avant que Poe ne meure à Baltimore): «Ne vous avisez pas de lire Edgar Poe autrement que dans un endroit très rassurant.» Entrer dans les Histoires extraordinaires et les Nouvelles Histoires extraordinaires (que Baudelaire traduisit et regroupa) était en effet risqué pour les âmes sensibles, les brumes opaques pouvant les engloutir dans la peur, et une impasse pouvait très bien s’appeler la rue Morgue…

Des générations de lecteurs depuis le XIXe siècle jusqu’au XXIe, grâce aux traductions ferventes du poète des Fleurs du mal (il y mit dix-sept ans de travail) et aux encoura­gements répétés de Mallarmé et de Valéry qui célébrèrent son «génie des vertiges», se sont engouffrés sans trop de risques de naufrage ou de crash dans l’œuvre étonnante de Poe, le degré de peur diminuant avec le temps, les grandes guerres sales et les épouvantables films d’horreur à la chain-saw… On se serait même mis à aimer ces brumes opaques d’antan dans nos époques si peu épiques. On n’aurait plus besoin du bon conseil de Gauguin, tant l’ère du cocooning depuis l’invention de la télévision a fait dans les chaumières des ravages par trop rassurants. Il est paradoxal de constater que l’on peut aujourd’hui, devant la montée des intégrismes et la guérilla misogyne d’un cardinal de province, devant le raffinement du terrorisme international, se rassurer le cœur avec les histoires «grotesques» (adjectif venant de l’italien grottesca, pour grotte) de l’auteur «claustrophobique» de L’Enterrement prématuré et de La Barrique d’Amontillado

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Né à Boston en 1809, fils d’un couple d’acteurs ambulants pour ne pas dire vagabonds, le bébé Poe fut lâché par ses parents à l’âge de 2 ans, sa mère mourant de tuberculose et son père alcoolique disparaissant à jamais (aucun biographe n’a pu retrouver sa trace). Son enfance et son adolescence se passèrent en Virginie dans le confort d’une famille de marchands écossais, généreux et esclavagistes, les Allan, qu’il quitta sans retour à 18 ans, ne gardant que des souvenirs émus de la famille d’esclaves qui habitait une bicoque à l’écart de la maison des Allan, pour l’affection réelle de la «mammy» chargée de s’occuper de lui en l’absence de ses parents adoptifs et la camaraderie de son fils Scipio, gamin de son âge. Peter Ackroyd, qui signe la plus récente biographie de Poe, et qui doit comme ses prédécesseurs composer avec la défense de l’institution de l’esclavage que professa sa vie durant l’écrivain, rappelle que «ses écrits doivent beaucoup à cette modeste communauté noire qui éveilla son imagination avec ses contes de cimetières et de charniers». On sait (la légende veut…) qu’un jour, dans son enfance, passant devant un cimetière avec Scipio, il se serait exclamé: «Ils vont nous courir après et ils vont m’entraîner dans leurs trous.»

Le sous-titre de la biographie signée par Ackroyd, «une vie coupée court», résume bien la trajectoire d’Edgar Allan Poe. À 11 ans, il était déjà (nostalgie de son vrai père enfui?) un apprenti alcoolique, avalant les peach and honey comme si c’était des sirops alors qu’il s’agissait d’un alcool dévastateur, une sorte d’absinthe jaune… Il coupa sa vie à coups de canons, de lampées et d’autres pots bus en solitaire. Buveur. Soûlot. Expert soûlographe… Ce qui le tua à 40 ans, dans une taverne, mais n’anticipons pas.

Arrêtons-nous, avec Ackroyd, à ce qu’il tenta de faire, alors qu’il écrivait ses contes et ses poèmes dont personne ne voulait (la vente totale de ses livres lui rapporta 300$!) jusqu’à ce qu’il puisse connaître le succès à 36 ans avec Le corbeau, un exploit poétique devenu un classique de la littérature américaine. Poe, alors, voulait devenir journaliste, mais ses cuites faisaient de lui un employé non fiable. Ce qui reste de son journalisme, ce sont ses nouvelles «grotesques» (elles ont presque toutes survécu). À 24 ans, il obtint un prix pour l’une d’elles, chèque qu’il alla dissoudre dans le bourbon menthe. Son rêve, son combat pourrait-on dire, était de fonder sa revue littéraire, mais il n’y arriva jamais. Tout au plus, on lui permit de devenir «paragraphiste mécanique», ce qui voulait dire réduire les articles de la presse française qui pouvaient intéresser le lecteur américain…

Aussi fut-il un bref temps critique dramatique au Broadway Journal, mais plusieurs directions de théâtres, devant sa férocité et sa justesse, cessèrent de l’inscrire sur la liste des invités des premières (ce qui m’en fait, à cet égard, un frère). Ackroyd conclut que «sa vie entière fut une série d’erreurs et de revers». À son alcoolisme, à sa santé fragile, s’ajoutait une incapacité à tolérer l’autorité des patrons. Poe, un être malheureux, sans famille, sans amis véritables, n’eut qu’un seul soutien solide dans sa vie et ce fut celui de sa belle-mère. Eh oui! De sa belle-mère! Qui était de surcroît sa tante! Maria Clemm, qu’il appelait «Muddie» pour Mother…, et qui s’occupa de tout, du démarchage afin de lui trouver un emploi à la virée des bars pour le retrouver, lui, ivre mort.

Edgar Poe avait en effet marié sa cousine, qui avait 14 ans quand lui en avait 27, mais Virginia Clemm mourut à 20 ans et la belle-mère resta à demeure avec l’écrivain qui n’avait jamais porté que du noir, qui ne souriait jamais, et dont elle alla reconnaître le corps lorsque son gendre, en septembre 1849, après une ultime cuite de plusieurs jours, agonisa dans le bran de scie d’un bar du Maryland. Quatre personnes, dont sa belle-mère et deux cousins, assistèrent à ses obsèques. Et il fut donc, comme enfant il le craignait, entraîné «dans leurs trous».

Orphelin, Edgar Poe avait eu deux mères, une «négresse» et une belle-doche…

Bibliographie :
Edgar Allan Poe. Une vie coupée court, Peter Ackroyd, Éditions Philippe Rey, 222 p. | 34,95$

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