Des histoires dans l’Histoire

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Le succès actuel du roman historique est sans précédent. En effet, quel meilleur moyen de s'évader du quotidien et d'une époque plutôt triste tout en ayant l'impression d'apprendre quelque chose ? Mais si le roman historique de détente gagne le cœur des lecteurs et envahit nos librairies, certaines œuvres transcendent le genre historique pour nous faire réfléchir sur l'être humain. Voici quelques lectures automnales que j'ai particulièrement appréciées.

Crépuscule sanglant

James Carlos Blake écrit des romans durs, très violents, comme l’époque de l’histoire américaine qu’il décrit : l’Ouest sauvage du début du XIXe siècle. Crépuscule sanglant raconte l’histoire de deux frères insouciants et naïfs de Georgie, Edward et John Little, qui, après avoir tué leur père dément pour protéger leur mère, prennent la route dans l’espoir de retrouver leur sœur disparue. Avec pour bagage un fusil et un couteau, ils apprennent vite la règle de survie dans l’Ouest : tuer ou être tué, mais à peine retrouvent-ils leur sœur dans un bordel de la Nouvelle-Orléans qu’ils sont séparés. Tandis que l’un croupit au bagne, l’autre est enrôlé dans une bande de pillards qui sillonne la frontière du Mexique. Et c’est l’un dans l’armée américaine et l’autre dans l’armée mexicaine, s’affrontant dans une guerre stupide, qu’ils se retrouveront. Avec Crépuscule sanglant, on est bien loin des westerns manichéens et simplistes. Les frères Little sont entraînés malgré eux dans une épopée sanglante et féroce où il n’y a, finalement, que des perdants. À mille lieues de l’Histoire officielle, Carlos Blake nous offre un superbe roman, humain, cruel et où la réalité historique prend tout son sens.

Le Songe de Scipion

Difficile de définir une œuvre aussi dense et inclassable que le nouveau roman érudit de Iain Pears. Le Songe de Scipion nous entraîne dans trois époques charnières de la civilisation ; trois impasses historiques dont les Juifs furent les victimes ; trois hommes unis par un manuscrit et un étrange destin, et dont les choix et les actions influencent le cours de l’Histoire ; trois femmes atypiques et fortes — leurs muses —qui servent de détonateurs à la réflexion et à l’action.

Dans un premier temps, Manlius Hippomanes, riche Gallo-romain de Provence qui vécut au Ve siècle, alors que les « barbares » menaçaient la Gaule, était un platonicien féru de culture et de littérature. Désireux de préserver la culture romaine et poussé par sa muse et mentor en philosophie Sophia, il devint évêque catholique par manœuvre (et plus tard, Saint !) ; fit massacrer les Juifs qui refusaient la conversion forcée afin d’asseoir son pouvoir spirituel et temporel ; trahit sa province et son clan en s’alliant secrètement aux Burgondes ; fit assassiner certains de ses amis. Repoussé à la fin de sa vie par Sophia, qui ne se reconnaît pas dans ses œuvres, il écrit Le Songe de Scipion, un manuscrit philosophique dans lequel il tente de justifier ses actions au nom d’une nécessité historique, d’une philosophie de l’action qui avait pour but de sauver la civilisation.

Ce manuscrit est ensuite retrouvé par hasard en 1347 en Avignon, par Olivier de Noyen, un jeune clerc collectionneur d’écrits anciens et protégé du cardinal Ceccani. Fasciné par le récit hérétique de Manlius et par Sophia (devenue entre-temps Sainte Sophie et dont il découvre par hasard la chapelle), Olivier fait don de l’œuvre à Ceccani. L’obsession de ce dernier est de ramener la papauté à Rome — Clément VI siège alors à Avignon. Pour parvenir à ses fins, Ceccani doit raffermir son pouvoir sur l’église et le Pape ; il ourdit donc un complot pour rendre responsable les Juifs de la Mort noire. Pour l’amour de Rebbeca, servante d’un grand philosophe juif, Olivier trahit son maître et sa maison en dévoilant au Pape le complot de Ceccani. Son sacrifice aura des répercussions considérables sur son époque.
Enfin, au XXe siècle, le manuscrit est extirpé de la bibliothèque du Vatican par Julien Barneuve, chercheur français originaire d’Avignon, spécialiste de la poésie d’Olivier de Noyen. Vétéran de la Grande Guerre, Julien, cynique, traverse l’occupation allemande de la Deuxième Guerre dans une neutralité bienveillante face au régime de Vichy entre son ami Marcel, administrateur qui collabore avec l’armée allemande, et son ami Bernard, un résistant, jusqu’au jour où Julia, la peintre juive qu’il aimait et protégeait, est déportée.

Le roman de Pears est une mosaïque où les trois histoires s’entrecoupent dans un mouvement de va-et-vient incessant. Difficile à suivre au début pour cette raison, le récit devient vite envoûtant et fascinant. Érudit à la manière d’un Umberto Eco, l’auteur captive pour faire mieux réfléchir ; il remet en question les a priori et les convictions du lecteur sur l’histoire, la religion, le hasard et la nécessité, la connaissance et l’action. Comme l’écrivain l’affirmait dans notre dernier numéro (cf. Le Libraire, septembre, p. 38), Le Songe de Scipion n’est pas un roman policier, certes, mais les amateurs de polars ou de bons romans tout court l’apprécieront sûrement.

Le Disque de jade (t. 1) : Les Chevaux célestes

Au IIIe siècle avant J.-C., à l’aube de la naissance du plus vaste empire du monde, la Chine est divisée en royaumes antagonistes. Dans ce contexte politique trouble, les Confucéens et les Taoïstes s’affrontent et le pouvoir temporel prend lentement le pas sur le pouvoir spirituel et les superstitions du peuple. Lubuwei est un riche marchand de chevaux du royaume du Zhao et un collectionneur d’objets anciens. Sa vie bascule lorsqu’il entre en possession d’un disque de jade noir très ancien, un bi, qui est sensé donner pouvoir, richesse et immortalité. Appelé par le vieux roi Zhong, de l’état voisin du Qin, à repeupler les écuries royales, Lubuwei voit son importance grandir et le pouvoir se rapprocher. Son ascension sera facilitée par un philosophe bègue, une ancienne danseuse de cirque et courtisane publique, un géant hun, un ermite qui lit des oracles, un architecte génial, et il devra constamment se méfier de la caste des eunuques royaux et des intrigues de cour. Sinologue réputé, José Frèches a su créer, dans Les Chevaux célestes, le premier tome de la trilogie Le Disque de jade, une fresque remarquable de la Chine ancienne, tant du point de vue politique que philosophique, magique, érotique ou social.

Et si vous avez besoin d’un moment de détente pure après la lecture de ces trois briques, je ne vous recommanderai jamais assez la collection Grands Détectives de 10/18. Vous pourrez alors vous plonger avec paresse et délices dans la Russie du XIe siècle (Arsenova), le Moyen Âge britannique (Peeters, Dohortey, Sedley’) et français (Paillet), l’Égypte des pharaons (Haney, Gill) ou l’empire du Milieu (Van Gulik).

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Crépuscule sanglant, James Carlos Blake, Rivages/Thriller
Les Chevaux célestes : Le Disque de jade (t.1), José Frèches, XO éditions
Le Songe de Scipion, Iain Pears, Belfond

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