Curzio Malaparte: Désolation, dégoût et désinvolture

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Né en Italie en 1898 d'un père allemand et d'une mère lombarde, placé un temps chez des paysans toscans question de brouiller dans l'œuf ce début de dandy qui, bel adolescent, jeune homme proustien qui sera prompt au duel (il en collectionna vingt, n'en perdit aucun), semblait trop fait pour la flamboyance, la superbe, et au surplus l'humour, bref le style, Kurt-Erich Suckert, dit «Malaparte» ainsi qu'il le décida lui-même en 1925 pour se comparer à Napoléon Bonaparte («Je perdrai à Austerlitz et je gagnerai à Waterloo», écrivit-il, «il a mal fini, je finirai bien»…), mena, jusqu'à sa mort en 1957, les vies multiples et embrouillées qui filèrent de front, de biais et de travers dans les deux grandes guerres de son siècle, et ses «vies légendaires», ma foi, lui survécurent au point qu'aujourd'hui une biographie à la documentation monumentale (lauréate du «Goncourt de la bio») nous ramène ce «fasciste indépendant», intact, de l'oubli qui le guettait, encore insaisissable et sensible, aussi crapuleux que talentueux. À hauteur de personnage. Dandy inné.

L’écrivain Malaparte, qu’on lisait avec effroi et ardeur (je parle pour moi) dans les années fin 50 et 60, les guerres passées, les plaies pansées, était exceptionnellement particulier. Mais ce Curzio Malaparte qui nous saisissait tant avec le récit halluciné de Kaputt et les nouvelles quasi invraisemblables de La Peau, ses deux chefs-d’œuvre de désolation et de dégoût sur la décomposition de l’Europe, son pourrissement autant mental qu’épidermique, ce n’était tout de même pas – du point de vue de la grande littérature – du même poids que les «ours» et «le pain» de Louis-Ferdinand Céline. Ces deux contemporains qui ne se rencontrèrent pas (mais Malaparte envoya de l’argent à l’auteur du Voyage quand celui-ci était prisonnier au Danemark, ce qui avait dû gêner le misanthrope…), accusaient pourtant le coup des mêmes guerres mondiales traversées de guingois, des mêmes boucheries européennes et des mêmes hommeries observées, des mêmes «nuits» et des mêmes turpitudes, l’antisémite pour Céline, la fasciste pour Malaparte: Curzio le désinvolte et Céline le grincheux, deux personnages fripés par les secousses d’un XXe siècle si bruyant en sa première demie.

Maurizio Serra, diplomate et écrivain (deux des métiers de son sujet Malaparte), livre à 55 ans un travail absolument magistral, une biographie massue et majeure en ceci qu’elle brosse autant l’histoire du fascisme italien dans ses ramifications et ses détails (ce qui est déjà un exploit en soi) que le parcours sinueux, reptilien, et caméléonesque, de ce courtisan du fascisme qui en fut, après l’exécution de Mussolini et le suicide d’Hitler, peut-être le plus grand contempteur. Kurt-Erich Suckert, alias Curzio Malaparte, était, au-delà de ses rôles de diplomate, d’ambassadeur at large de l’Italie mussolinienne, de protégé du Duce (avec qui il n’eut pourtant que six tête-à-tête, le Duce l’aimant bien mais s’en méfiant), de directeur de revues et de quotidiens (La Stampa), d’éditeur (à La Voce, il publia la traduction de Mort à Venise sous le titre Un rêve pour ne pas nuire au tourisme…), d’antifasciste secret lorsqu’il était à l’étranger (il fera deux ans de prison aux îles Lipari pour cette rumeur), d’homme à femmes mariées, belles et riches, d’homosexuel rentré, de mégalomane de sortie, il était également, ce qui fera sa force lorsqu’il écrira à tête reposée (mais ement reposante pour ses lecteurs) Kaputt et La Peau, un grand reporter inspiré, comme peut l’être un grand pianiste. Comme Céline était médecin hygiéniste dans l’âme, lui était journaliste dans l’âme. Profondément.

Kaputt, dont le titre, qui me fascinait tant, disait tout du désespoir des hommes qui vécurent la Seconde Guerre mondiale (c’est brisé, c’est fini, c’est perdu) et tout de la désillusion d’une Europe devenue un amoncellement de débris («derrière nous les ruines de l’Europe», écrira plus tard en Allemagne de l’Est un Heiner Müller marxiste qui aura vécu cette guerre d’Hitler durant son adolescence), c’est plus un reportage qu’un roman, un reportage inspiré par les séjours de Malaparte en tant que correspondant de guerre sur le front ukrainien, en Pologne, en Finlande, puis à Stockholm pour en attendre la fin; pas si loin de Céline, alors au Danemark. Un reportage écrit en état de roman et dont la qualité littéraire venait (et vient encore) du côté à la fois gai et cruel (dandy, vous dis-je) que lui donnait cet insaisissable germano-italien Malaparte. Il avait signé au Corriere della Sera des descriptions extatiques des hommes disciplinés et blonds de la Wehrmacht, et il décrivait dans Kaputt les désastres inhumains que signaient ces beaux hommes du pays de son père… Il s’était essayé aussi à un roman dans le genre du Bal du comte d’Orgel du fragile Radiguet, un roman précieux qu’il ne termina pas (qui se serait intitulé Le bal du comte Pecci-Blunt, nous apprend son remarquable biographe Maurizio Serra) et dans lequel il peignait ses comparses et complices, des comtesses, des diplomates, des ambassadeurs, tous un peu fascistes, tous un peu farcis, et, tel Proust qu’il vénérait (il écrira en 1948, en français, une pièce, Du côté de chez Proust, qui sera un four), il plongeait son regard dans leur «misérable petit tas de secrets»…

Passionné de gym, n’aimant réellement que les chiens, très beau mais d’une beauté inquiétante, jamais coléreux, délicat de mouvement comme un Drieu La Rochelle, schifiltoso comme disent les Italiens d’un homme que les foules dégoûtent mais qui ne tombe pas dans le snobisme, il se mettait des tranches de viande crue la nuit pour sauvegarder la fraîcheur de ses joues et, vers la fin de sa vie, lui qui meurt avant d’atteindre la soixantaine, il usait de fards et de teintures tel l’Aschenbach de Thomas Mann descendant à Venise pour y saisir la beauté et ressentir encore qu’il pouvait l’approcher…

En biographe plus que biographe, Maurizio Serra écrit de cet homme qui fut compromis volontairement dans le fascisme italien jusqu’au bord de la guerre: «Si on l’a souvent comparé à Cocteau, n’oublions pas Garbo. Comme la grande Suédoise, Malaparte aurait souhaité disparaître un jour dans le deuil général, mais de son vivant, seul avec son chien Febo, sur les sentiers de Capri ou de la pinède de Forte dei Marmi, un Eschyle ou un Sophocle sous le bras, un miroir et une eau de toilette dans la poche, vers sa dernière métamorphose de pèlerin ou de mendiant».

Malaparte ou la preuve vivante que l’on peut être nationaliste et cosmopolite, pacifiste et belliciste, élitiste et populiste, écrivain politique et romancier baroque, archi-italien et anti-italien, et charlatan. L’incipit de cette bio haut de gamme: «On peut trouver plusieurs raisons, toutes excellentes, pour ne pas l’aimer». Bravissimo signor Serra!

Bibliographie :
Malaparte. Vies et légendes, Maurizio Serra, Grasset, 638 p. | 39,95$

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