Bernard Frank: Plume libre, fine mouche

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Mourir à table, dans un de ses restaurants préférés (dans le 8e, ce devait être La Marée au 1, rue Daru) et après le coup de rincette, le verre pour la route, fût-elle la dernière qui ne mène e part et dont on ne revient pas, c'est ce qui est arrivé à Bernard Frank le 3 novembre 2006, un vendredi: sa chronique remise au Nouvel Obs paraîtrait six jours après sa fugue ultime. De plus, l'écrivain-chroniqueur était avec un médecin, qui était son ami, ils venaient de faire un sort à un turbot au curry, peut-être une bourride ou une brandade ou un crabe tiède mayonnaise, arrosé de Chablis; l'ami prenant au pied levé le rôle de Charon (l'Achéron franchi, les enfers attendaient l'épicurien), c'est dans les bras de son toubib, serviette blanche dans la main crispée, qu'il passa, ce sybarite sans domicile fixe, l'hébergé régulier de Sagan morte dans son manoir du Calvados deux ans avant lui (Honfleur! morne plaine), Sagan dont il se disait peut-être parfois, Nerval pleurant Jenny Colon: «Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé»…

Ténébreux et hédoniste, la décoction lui conviendrait si l’on avait à définir cet insaisissable personnage des lettres françaises, sa plume étant dans les gazettes (du Matin au Monde, en passant par le Nouvel Obs) la plus fine fourchette (et fine mouche) du vieux pays où Proust est mort; sombrée, donc, la plume inspirée d’un écrivain qui devina tout de suite, au contact de Sartre aux Temps modernes, que le roman réel, ce n’était pas pour lui. Mais que lui sans doute (sa liberté, sa légèreté, son indiscipline, son intelligence, son humour, ses manies, ses pensées: «mes pensées, ce sont mes catins», écrit Diderot au début du Neveu de Rameau), lui, c’est-à-dire son caractère, était une affaire pour secouer le roman réel, l’assiéger avec une matière plus intellectuelle que fictive, y imposer sa manière de noceur nonchalant, malaxeur galonné de liqueurs apéritives, digestives, aussi loin de l’autofiction qu’on peut l’être quand on déclare: «Je suis fait pour écrire des choses sur les autres, pas sur moi. Ou, quand c’est sur moi, c’est comme si je pensais à un autre.»

Avant ce dernier gueuleton, Bernard Frank a eu le privilège de lire une biographie qu’un vieil ami (connu au lycée Pasteur à 18 ans, bridge et littérature les formant en stratégie et ambition) lui a consacrée, et le rare privilège, de surcroît, de pouvoir jeter sur papier (c’était la condition de l’éditrice Nicole Lattès, la belle idée) ce qu’il pensait de l’ouvrage, autrement dit d’y répondre (ajuster, contredire — «Mon père n’a jamais travaillé dans une banque… Avec les banques, oui…» —, divaguer, parler surtout d’autre chose, de l’érotisme sous-jacent dans Lucien Leuwen et du trop de politesse de Stendhal envers son héros, de la dernière lettre que Paul-Louis Courier a adressée à sa femme en mars 1824 telle qu’il la trouve dans son exemplaire 1961 de la Pléiade: «Le mort se raconte mieux que le vivant», ajoutant en clin d’œil: «Mort, un livre sur moi aurait eu ses chances»)… La mort de Frank donne une allure crépusculaire à cet exercice amical d’admiration accompagné du droit de réplique, et ces deux phrases («Je suis fait pour écrire des choses sur les autres…», «Ou, quand c’est sur moi…») sont les dernières que l’écrivain livra à un éditeur.

Henri-Hughes Lejeune, ce «vieil ami», lui fit donc une biographie qui, sans la réplique du ténébreux sybarite, n’aurait pas cassé des briques. Sa plume fait dans la circonvolution quand celle de Frank fait dans la digression. Frank étant l’insaisissable même. Lejeune avoue s’être «simplement occupé à creuser dans la complexité d’un être». «L’exactitude serait un bien?», se demande-t-il, pour répondre: «Elle n’est pas à ma portée et lui-même a préféré se taire». Donc, au fil des pages (321 pour Lejeune), l’ex-camarade de lycée, devenu diplomate, refait cahin-caha le parcours lacunaire de ce fils d’un financier juif, né en 1929 à Neuilly, déjà dans les nappes blanches, et dont on saura, à défaut d’essentiel, qu’un des ses grands-oncles fonda les Concerts Colonne et qu’il ne toucha pas au vin avant 18 ans, à la fin de la guerre qu’il passa à Aurillac, sa famille échappant à la déportation (pour le vin, il aura eu toute sa vie, jusqu’à 77 ans, pour se reprendre avec les meilleurs).

Et Sartre vint. Enfin, c’est lui, jeune homme, qui alla rue Bonaparte cogner à la porte où le philosophe vivait avec sa mère. Sartre le trouva intelligent (tous ses lecteurs sont d’accord là-dessus), lui confia une rubrique aux Temps modernes. Mais le garçon n’avait pas le genre «disciple», la discipline ne lui allait pas, et dès son premier roman en 1953, Géographie universelle, il adopte la posture de l’hurluberlu qui a des lettres plus qu’on pense et surtout une liberté folle avec laquelle il ose le genre de l’autobiographie mythomane, se mesurant sans vergogne aux grands («Malraux ou moi. J’avais sa culture, plus de souplesse que lui, un sens de la comédie plus aigu»). Débutant saugrenu, il amusait Sartre, mais au roman suivant, Les Rats, également en 1953, le philosophe se formalise devant une telle bousculade des conventions littéraires, les Existentialistes sont moqués et tout naturalisme est évacué. Sartre l’expulse des Temps modernes, et Frank s’éloigne du roman en allant faire la bombe avec la petite Sagan, qu’il croise dès 1957, et la dolce vita à la Drieu La Rochelle avec des femmes riches et de préférence anglo-saxonnes…

Ce n’est pas cette approximative «vie de Bernard Frank» qui importe, c’est la réponse de l’intéressé! En 31 pages, avec un incipit dans son ton: «Peu de livres m’auront pris plus de temps que celui-ci, dont je ne suis même pas l’auteur». Frank déploie une panoplie de digressions qui vont de la perte du manuscrit de sa réponse, du fait que ses amis ne l’ont pas cru, qu’il aurait fini par s’y remettre, avouant: «c’est la paresse qui m’a poussé à bout». Pointilleux, Frank se demande s’il faut absolument un «s» au prénom Hughes de l’ami-biographe, et il signale qu’on mangeait mal chez Julliard («On n’avait qu’une envie: en être aux fraises»), et il en viendra à sa couleur préférée des Pléiade, le rouge vénitien du XVIIe, pardi…, voilà l’ami Diderot…

Tout Frank est bon à lire. Dans Les Rues de ma vie et dans Rêveries, on verra comment cet homme a su s’agrémenter des plaisirs et des jours, ceux du papier de riz et d’Arménie…, du souvenir, ses «madeleines», des dates jamais exactes d’un dictionnaire à l’autre, des marches d’avant-dîner et du réconfort des nappes blanches…, jusqu’à la dernière, un vendredi de novembre…

Bibliographie :
Un vieil ami. Une biographie de Bernard Frank suivie de la réponse de l’intéressé, Henri-Hughes Lejeune, réponse de Bernard Frank, Éditions Robert Laffont, 359 p., 39,95$
Romans, Bernard Frank, coll. Mille & une pages, Flammarion, 1629 p., 48,95$
Les Rues de ma vie, Bernard Frank, Le Dilettante, 223 p., 29,95$
Rêveries, Bernard Frank, Le Dilettante, 157 p., $

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