Arthur Miller, le moraliste impatient

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Mort à 90 ans en février 2005, Arthur Miller était entré dans l'histoire du théâtre américain, deux pièces — Mort d'un commis-voyageur et Les Sorcières de Salem — ayant suffi à établir sa place au premier rang, en duo avec Tennessee Williams, ces deux enfants (si différents) de la Dépression (il avait 14 ans en 1929, Williams 18) ; Miller croyait au rôle sociopolitique du théâtre, l'écrivain se devant de changer le monde. Il repose en paix, mais le monde…

Dans la préface au recueil regroupant ses articles politiques (Fenêtres sur le siècle), Miller écrivait en 2000 : « Ce fut avant tout la faillite du capitalisme et les promesses du socialisme qui frappèrent la conscience d’individus grandissant dans les années trente, et qui modelèrent dans une grande mesure l’atmosphère culturelle de leur époque ». Le concept d’« artiste engagé » était alors nouveau, mais Miller avait ses aînés dans la tâche à mener : il citait le Zola de l’affaire Dreyfus, il admirait le frêle Tchékhov traversant la Russie pour écrire un rapport sur les conditions dans lesquelles vivaient les prisonniers politiques sur l’île de Sakhaline.

Plus près de lui, il y avait John Steinbeck (né en 1902) qui, avec son roman Les Raisins de la colère, paru en 1939, dix ans avant la création de Mort d’un commis-voyageur, avait réussi à inspirer au Congrès américain une loi destinée à améliorer les conditions de vie dans les camps de travailleurs migrants de l’Ouest. Dans Fenêtres sur le siècle il reconnaissait qu’une telle chose (un roman à l’origine d’une loi) était « inconcevable aujourd’hui » et concluait (il avait 85 ans) que « la culture populaire, cadre dans lequel mes pièces ont été jouées, a empêché, avec plus ou moins de succès selon les périodes, de prendre la vie au sérieux ».

Lui-même avait cru, à l’issue de la création triomphale de son Commis-voyageur à Broadway, avoir convaincu un patron de grands magasins de mettre fin aux licenciements pour raison d’âge ; il l’avait vu sortir en larmes du Morosco où Willy Loman venait d’apparaître à la conscience américaine en emblématique victime du capitalisme ; dans son autobiographie parue en 1987 (Au fil du temps), il revint sur cet incident, persuadé qu’à l’époque un tel effet (une pièce à l’origine d’une réforme) était le but ultime de son activité théâtrale.

Naïveté ou idéalisme, à nos yeux, mais du temps de Miller un dramaturge comme lui pouvait en entrevue se déclarer «moraliste fort peu patient» et croire qu’on pouvait ouvrir les yeux des patrons et des hommes politiques, aider la classe ouvrière, faire reculer les ennemis du peuple (il signa en 1950 une traduction d’Un ennemi du peuple d’Ibsen). Miller a été de ceux qui avaient trouvé espoir dans le pacte Briand-Kellogg de 1928. Se souvient-on, dans le féroce décor de guerres actuel, qu’à cette époque, dix ans après la Première Guerre mondiale, un pacte fut signé par 57 pays, dont les États-Unis et la France, pour mettre la guerre hors la loi ?

On donna le Nobel de la paix à Aristide Briand et à Frank Billings Kellogg, qui pilotèrent ce pacte pacifiste, mais aucune sanction n’étant prévue en cas d’infraction, il devint illusoire et fut oublié… Miller était de ces hommes qui n’oubliaient pas que le monde pouvait être meilleur ; il a été d’une génération qui, au milieu du XXe siècle, lisant Marx et pleurant la mort de Lénine, croyait à l’évolution socialiste de la planète ; son théâtre est fait de cette conviction.

Mais cessons ce salut à Miller, ce requiem comme celui qu’il a placé à la fin de Mort d’un commis-voyageur où, devant la tombe de son mari, la femme de Willy Loman lui chuchote que le matin même, le dernier paiement de la maison a été fait…

Le seul roman

C’est à l’université du Michigan que Miller eut sa première envie d’écrire ; il existait un concours où l’on gagnait 250 $ pour un travail en poésie, prose ou théâtre. Selon son récent biographe, Martin Gottfried, l’idée d’écrire une pièce s’imposa pour la raison que, de ces genres, seul le théâtre menait à une activité collective. Déjà le militant se pointait le nez : il gagna le concours avec une pièce portant sur le syndicalisme. Il récidiva, gagna d’autres prix, toujours avec des sujets sociaux.

Sa première pièce à Broadway (L’Homme qui avait toutes les chances) fut un échec, on la retira à la quatrième représentation, mais elle contenait l’autre grand thème de son œuvre à venir, le rapport père-fils. Il voulait venger les pères que le krach de 1929 avait ruinés (les Miller passèrent d’un appartement sur Central Park à un taudis de Brooklyn) et plus tard, avec Mort d’un commis-voyageur, il idéalisera un père en victime expiatoire du capitalisme. Ce soir-là, le 10 février 1949, l’Amérique s’était donné un moraliste.

On connaît la suite, Les Sorcières de Salem pendant la chasse aux communistes menée par le sénateur McCarthy, ses échecs, son étonnant mariage avec Marilyn Monroe, ses démêlés avec la critique new-yorkaise, ses engagements, la transformation de Broadway en usine musicale où il n’avait plus sa place : la biographie de Gottfried ratisse bien dans cette longue vie d’un Américain de gauche.

Mais, en état de roman oblige, arrêtons-nous sur le seul roman de Miller, écrit en six semaines en 1945 « avec beaucoup moins de souffrance que pour une pièce », écrit Gottfried. Deux ans avant le premier succès au théâtre (All My Sons en 1947), succès qui le liera exclusivement à la scène, Miller s’essaya au roman avec un sujet délicat, l’antisémitisme aux États-Unis. Focus décrit l’écrasement d’un homme non Juif mais dont, après l’achat de lunettes, la physionomie change ; il ressemble à un Juif au point de peu à peu perdre son emploi, ses amis, sa liberté.

Il y a du Kafka dans ce roman qui ne fit pas de vagues car, deux mois avant sa sortie, un roman sur le même sujet, Gentleman’s Agreement de Laura Hobson (un journaliste se fait passer pour un Juif pour enquêter sur l’antisémitisme), fit un tabac et devint un film. Focus en prit ombrage ; en 1947 on le publia à Paris aux Éditions de Minuit et, en 2002, il est ressorti. En le lisant, on verra que Miller avait un réel talent de romancier.

Autant le personnage de Laurent Newman annonçait Willy Loman (perte d’emploi, insécurité, malheur), autant le sujet annonce celui de The Crucible, car le New York antisémite décrit par le romancier Miller est un Salem urbain. Attention : chef-d’œuvre méconnu.

Bibliographie :
Arthur Miller ,Martin Gottfried, Flammarion, coll. Grandes Biographies, 467 p, 56 $
Fenêtres sur le siècle Arthur Miller, Buchet-Chastel, 354 p., 39,95 $
Focus, Arthur Miller, Buchet-Chastel, 287 p., 29,95 $
Au fil du temps, Arthur Miller, Le Livre de Poche, 892 p., 13,95 $

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