Verte, sa chandelle, comme ses cheveux qu’il teignait avec des câpres écrasées dans l’eau; Bulldog, son révolver qui ne le quittait jamais sauf si, sans le sou, il le mettait au clou ; émiettés, ses os de chouette dans son taudis nommé « Calvaire du trucidé »; à rames, son as, ainsi qu’il appelait sa chaloupe de pêcheur de goujons; boueux, ses souliers percés; sa bicyclette Clément, des gouttes d’encre dans l’absinthe, des barriques d’entre-deux-mers et son fameux ajout d’un « r » bien roulé ajouté au mot de Cambronne : « Merdre! »

C’était sa panoplie, à Jarry, ses folies, ses trucs et ses excès, son matériel d’artiste qu’il trimballa de l’adolescence première jusqu’à l’adolescence dernière puisque, selon ses amis, les bienveillants et les inquiets, cet étonnant galopin, le créateur d’Ubu Roi, n’avança pas en âge mais en jeunesse, prolongeant celle-ci jusqu’à ses 34 ans et la méningite tuberculeuse qui le terrassa d’autant plus définitivement qu’il l’arrosait sans vergogne à coups de litrons de rouge dans lesquels, parfois, il versait une larme d’éther…

Je n’allais pas, cher qui me lit, revenir ce coup-ci (puisque c’est ma centième chronique : bougies!) avec n’importe lequel des écrivains, il m’en fallait un d’importance mais d’une éternelle verdeur, si je puis dire, à la vitalité demeurée intacte dans la mémoire universelle, celui dont la chandelle verte ne s’est jamais éteinte depuis le coup d’éclat de 1896 au Théâtre de l’Œuvre où se créa son chef-d’œuvre que l’on joue encore de par le monde, ce génial et pétaradant ersatz d’une pochade de potaches, ceux du lycée de Rennes où le petit Jarry (cinq pieds deux) s’inspira d’un professeur, celui de physique, bedonnant, court sur pattes et bêta, Félix-Frédéric Hébert, pour en faire le parangon de la bêtise humaine (« tout le grotesque qui fut au monde », expliqua-t-il), ce père Hébert, père Heb, devenu aux « oneilles » du monde Père Ubu (roi, enchaîné, cocu, sur la butte) dans lequel les générations successives de spectateurs ont pu reconnaître (chaque fois qu’il en apparaissait une) les grandes figures malsaines et méchantes, insanes et imbéciles, qui ont sali de dictatures diverses le vingtième et le vingt et unième, Staline, Hitler, Mussolini, Mao, Pol Pot, Amin Dada, Papa Doc, Kim Jong II et Kim Jong-un, les Ceaucescu sublimes Père et Mère Ubu, Khadafi, Trujillo, Bachar el-Assad et tant d’autres potentats que c’en est désespérant de réaliser à quel point le taille patron a tant eu de mannequins pour en revêtir le costume à chacun ajusté au long du temps jusqu’à l’actuel (grotesque mais non encore sanglant…) locataire au long manteau déboutonné de la Maison-Blanche… l’un des plus vulgaires, l’Ubu US.

Un formidable ouvrage permet de ramener le singulier Jarry, un bouquin noir, cartonné, pesant 1,44 kilo, plein d’illustrations dont des photographies inconnues, farci de détails et de documents nouveaux qu’a retracé et fouillé à fond un Anglais, Alastair Brotchie, pataphysicien britannique qui nous livre la biographie et l’essai les plus complets sur la vie et l’œuvre du drolatique précurseur des modernités qui (après sa mort en 1907) auront pour appellations contrôlées le dadaïsme, le surréalisme, l’Oulipo, le lettrisme, l’humour noir, le théâtre de l’absurde and all that jazz, bref « l’Esprit nouveau » comme l’avait entrevu l’un des amis du gamin excessif, l’armoire à glace Apollinaire, poète d’Alcools, qui nota dans son journal au retour de sa prime rencontre avec l’énergumène le 18 avril 1903 au Café du Départ : « Il m’apparut comme la personnification d’un fleuve, un jeune fleuve sans barbe, en vêtements mouillés de noyé. Les petites moustaches tombantes, la redingote dont les pans se balançaient, la chemise molle et les chaussures de cycliste, tout cela avait quelque chose de mou, de spongieux; le demi-dieu était encore humide, il paraissait que peu d’heures auparavant il était sorti trempé du lit où s’écoulait son onde. En buvant du stout, nous sympathisâmes. »

Comme Isidore Ducasse, dit Lautréamont, comme Rimbaud, nés avant lui, morts avant lui, Jarry complète le trio des « adolescents nimbés d’or par la révolte » (comme l’a écrit le poète Max-Pol Fouchet répliquant à Sartre qui traitait de frivoles irresponsables les surréalistes) qui, depuis leur siècle agonisant ont lancé des cris dont les éclats (éclats d’Ubu) ont traversé le temps jusqu’à nous qui les entendons et les lisons les matins, les soirs venus, alors que Sartre… m’enfin… ce sont des maux de tête qu’il nous aura laissés, ç’lui-ci, quand ceux-là (avec les chants de Maldoror, des Illuminations et ce Merdre!) nous ont légué des mots allés au cœur, gardés au ventre.

Avec Alastair Brotchie, vous ne vous ennuierez pas, le spécialiste est costaud et son livre (paru en 2011 à Cambridge, Mass., traduit en 2019 à Dijon) fracasse la barre des 50 dollars mais avec cette brique, si vous aimez Jarry ou souhaitez le découvrir, vous avez tout ce qu’il faut pour comprendre ce gamin né à Laval (comme le Douanier Rousseau qui deviendra son vieil ami) qui, à 15 ans, au lycée de Rennes, se mit instinctivement à narguer un prof avec des questions ahurissantes, abracadabrantes, menant les chahuts, à tel point qu’il trouva là, avec l’imbécile pédagogue, le moyen, à 23 ans, de secouer les puces théâtrales de Paris avec une pièce par laquelle il allait témoigner « de l’inutilité du théâtre au théâtre ».

Au Théâtre de l’Œuvre, où l’on jouait Maeterlinck et Ibsen, il s’était fait engager comme garçon à tout faire (à vélo, il allait relancer ceux qui n’avaient pas renouvelé leur abonnement) et le directeur Lugné-Poe accepta de lui laisser la corde pour se pendre en acceptant qu’il mette en scène (que deux soirs!) cette folie dont il leur causait entre deux absinthes et trois pirouettes. Ce fut Ubu Roi. Il mena sa campagne de presse, fignola la distribution à la dernière minute, organisa une contre-claque qui avait mission de hurler au génie si la salle sifflait ou de huer si elle applaudissait. Ce fut le bordel. Gide fut là les deux soirs, Colette à 20 ans riait à gorge déployée, Mallarmé admira et le reste fait partie de l’histoire.

Dans un dossier retrouvé après sa mort, on vit que Jarry n’avait gardé que les critiques malveillantes ou, pis, neutres. Un artiste!

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