Alain-Fournier Livre-homme, homme-livre

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En 1913, le manuscrit du Grand Meaulnes enfin terminé, Alain-Fournier part en promenade avec sa mère ; passant devant le Panthéon, il lui dit : «Tu vois, un jour je serai là !». La guerre éclate l'année suivante, il part au front, il y meurt à 27 ans le 22 septembre et, de fait, si ses cendres n'y sont pas, son nom est au Panthéon, gravé sur une grande plaque de marbre, presque au début de la liste alphabétique des écrivains morts pour la France…

Henri Alban Fournier, né en 1886, avait eu l’occasion, avant de publier ce qui serait son unique roman, Le Grand Meaulnes, de se donner un nom de plume, Alain-Fournier, prenant la posture de l’écrivain sans maniérisme (c’était un provincial attaché à sa Sologne, fils d’instituteur, paysan lettré et rêveur), avec une haute idée de la littérature, idéal qu’il partageait avec son grand ami et beau-frère Jacques Rivière (leur correspondance, où la littérature prend presque toute la place, révèle deux âmes d’élite).

Comme Emily Brontë (1818-1848) avec ses Hauts de Hurlevent, Alain-Fournier sera donc demeuré l’écrivain d’un seul livre. Et ce roman, comme celui de sa devancière, est poème autant que roman, il est traversé par un souffle d’inspiration rare, emporté et naïf, il relève d’un style à la fois classique (l’incipit célèbre : «Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189…») et d’avant la maturité car, sans compter, le jeune homme y a mis toute son âme et son cœur, toute son ambition.

Ce livre, c’est lui ! Voilà son monde, la campagne de landes, de forêts et d’étangs, une salle de classe et son poêle, un château improbable, l’amour saisissant, et les saisons ; il est le narrateur François Seurel, fils d’instituteur, autant que le personnage d’Augustin Meaulnes arrivé un jour de novembre (et qui est aussi un peu Jacques Rivière). Quant à Yvonne de Galais, la châtelaine désirée, sublimée, c’est à la fois sa sœur Isabelle (qui a épousé Rivière) et Yvonne de Quiévrecourt (ce grand amour réel qui lui échappa et qui se déploya en fiction sous sa plume).

Une nouvelle biographe, Violaine Massenet (au nom fleurant le parfum de ce roman), n’a pu que constater à son tour l’extraordinaire unité de la vie et de l’œuvre d’Alain-Fournier, qui s’est forgée et inscrite dans ce roman fervent ; elle en arrive à la conclusion que «jamais peut-être l’histoire d’un homme n’aura été à ce point liée à celle d’un livre… Livre-homme, homme-livre, tel nous apparaît Alain-Fournier».

La journée terrestre
À la fin de son ouvrage, une excellente biographie, Massenet se demande ce que serait devenu Alain-Fournier «s’il avait eu la chance comme un François Mauriac, un Georges Duhamel ou un Maurice Genevoix de survivre à l’hécatombe de 14-18». Cette question impressionne puisqu’elle nous fait réaliser qu’Alain-Fournier, qui est la jeunesse même dans notre esprit, était bel et bien de la génération de ces écrivains-là, nés dans les années 1880 (Mauriac en 1885). On a connu le vieux Mauriac (Massenet lui a consacré une biographie en 2000, également excellente, également chez Flammarion), mais que serait devenu le vieux Alain-Fournier?

Dans Destins du poète (Éditions Rider, 1937), Roger Secrétain avait magnifiquement réglé cette question sans objet : «Mais nul n’a le droit de donner un avenir aux jeunes morts, pas plus que le pouvoir d’allonger le cours des fleuves. L’ordre des choses s’en trouverait dérangé. Ce destin heureux et sans bonheur dont il eût peut-être aimé la formule et redouté l’accomplissement, est une folie de notre imagination, notre dernière révolte. La journée terrestre d’Alain-Fournier était harmonieusement close : l’enfance perdue, l’amoureuse perdue, la vie bientôt perdue».

«Donner un avenir aux jeunes morts…». Le seul moyen de le faire, s’agissant d’Alain-Fournier, est de relire Le Grand Meaulnes, ce que je viens de faire à plus de quarante ans d’écart. Adolescent, j’avais lu ce roman comme tout le monde, lecture pas tant obligée qu’évidente ; je me souviens que l’amitié si pure qui lie le narrateur François Seurel (sœur, seul et elle) à Augustin Meaulnes, puis à Yvonne de Galais, m’avait impressionné, mais j’étais plus Cendrars et Céline, et Genet, alors les étangs du Grand Meaulnes…, je les quittai sans me retourner.

Dans l’espace littéraire
À la relecture, c’est la maîtrise du passage, de la parfaite mixture entre le réalisme clair du récit (cette langue classique qui, comme chez Radiguet, autre romancier happé tôt par la mort, se déploie si sûrement) et le symbolisme de l’atmosphère mi-réelle mi-féerique qui fascine. Si l’intrigue est assez compliquée à mesure que le récit avance, il demeure qu’Alain-Fournier n’a pas écrit là une simple étude de caractère, il a plongé dans le ravissement d’un long poème où il a joué sa vie, dans l’absolu d’un désir.

Pascal Quignard, dans Sur le jadis, évoque ce type d’œuvres d’art où quelque chose de «non contemporain», de «désolidarisé», précise-t-il, nous les rend sensibles au-delà de leur réalisation. Le Grand Meaulnes est de ces œuvres qui n’appartiennent à aucune époque, flottant dans l’espace littéraire ; demeure donc un livre unique, irremplaçable, que Violaine Massenet, dans son emportement, place très haut, affirmant qu’à côté d’un tel bijou «les grands cycles romanesques que nous ont légués les XIXe et XXe siècles pâlissent quelquefois». Pour elle, Alain-Fournier a écrit «le roman qu’aurait pu écrire Rimbaud».

Un roman surgi, idéal, dans lequel tout lecteur le moindrement sensible trouve l’écho magnifié de ses rêves, ses désirs, ses peurs, anciens et futurs. Roman d’osmose avec l’amour et la mort. Violaine Massenet, qui affirme qu’«Alain-Fournier n’a pas eu le temps d’attendre la maturité pour écrire son chef-d’œuvre», laisse le dernier mot à celui qui a le plus connu ce garçon, l’écrivain Jacques Rivière : «S’il acceptait de n’être pas ici-bas tout à fait un être réel, n’était-ce pas dans le pressentiment qu’il le pouvait devenir ailleurs ?».

Alain-Fournier a vécu dans le pressentiment. À l’ami Rivière, il écrit, un jour : «Se retrouver jeté dans la vie, sans savoir comment s’y trouver et s’y placer. Avoir, chaque soir, le sentiment plus net que cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus rien faire, ni même commencer, parce que cela ne vaut pas la peine, parce qu’on n’aura pas le temps. Après le premier cycle de la vie révolue, s’imaginer qu’elle est finie et ne plus savoir comment vivre».

Bibliographie :
Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier, Le Livre de Poche, 251 p., 7,95 $
Alain-Fournier, Violaine Massenet, Flammarion, coll. Grandes Biographies, 295 p., 45,95 $

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