Trouvailles pour gens pressés

5
Publicité
On n’a pas toujours le temps de lire de longs essais. Prenez ce livre de Thomas Piketty dont tout le monde parle en ce moment, Le capital au XXIe siècle : il fait près de 1000 pages et cela peut faire reculer des personnes en manque de temps de lecture. Si c’est votre cas, cette chronique est pour vous. Je vous y propose en effet deux (plus un, comme vous verrez…) courts essais qui valent le détour et qui peuvent être lus en moins de deux heures.

La science avec Lévy-Leblond et… ses petits-enfants
Jean-Marc Lévy-Leblond (1940), qui dirige notamment la célèbre collection « Science ouverte », est un physicien ayant de véritables préoccupations philosophiques et qui a toujours eu ce souci, pédagogique et politique, de diffuser le plus largement possible une véritable culture non seulement scientifique, mais aussi de la science. Son plus récent ouvrage,La science expliquée à mes petits-enfants, est un échange imaginaire avec ses petits-enfants sur ces questions et donne de la sorte accès, de manière très intelligible, à plusieurs thèmes qui ont depuis toujours été au cœur de sa pensée.

J’y note, entre autres choses stimulantes, l’aveu de notre difficulté à transmettre, avec les connaissances scientifiques, le plaisir de leur découverte, à les rendre intéressantes, alors qu’elles ne sont pas plus difficiles que les lettres ou les langues; l’hypothèse que nous enseignons surtout à résoudre des problèmes, en faisant perdre de vue l’intérêt des problèmes eux-mêmes; l’inquiétude devant l’éloignement de la science de la culture, cela notamment en raison des fulgurants succès technologiques qu’elle a permis; son manque de mémoire historique, qui fait que l’on enseigne la science en la coupant de son histoire, c’est-à-dire de ses hésitations, de ses erreurs.

L’ouvrage se termine, sagement, sur des questions sur la science auxquelles il faudra bien, sinon répondre, lourde tâche, mais du moins continuer à réfléchir. En voici quelques-unes : « Comment maîtriser démocratiquement le développement des sciences et des techniques? Comment donner à la connaissance scientifique les moyens de se développer sans qu’elle soit soumise aux impératifs du développement économique? […] Comment renouer les liens entre la science et la culture? » La science expliquée à mes petits-enfantsinspirera certainement bien des pédagogues et, qui sait, il suscitera peut-être aussi des vocations — et je vous invite à l’offrir à des jeunes gens.

La CEQ et l’école, il y a quarante-deux ans
En 1972, la Corporation des enseignants du Québec (elle deviendra, deux ans plus tard, la Centrale de l’enseignement du Québec) publie, en format magazine, un petit ouvrage (que je possède toujours…) intitulé : L’école au service de la classe dominante.

J’en ai parfois fait lire des passages à mes étudiants en éducation et certains étaient secoués par la radicalité du propos ou avaient du mal à accéder à ce discours et à ce type d’analyse. Inspiré des théories de la reproduction en sociologie de l’éducation, fortement marqué par un cadre d’analyse marxisant (l’école est un appareil idéologique d’État au service de la classe dominante et elle est un moyen de transmission de son idéologie), l’ouvrage est en effet radical et militant.

M Éditeur a eu la bonne idée de le republier, mais avec, outre un intéressant avant-propos de Lorraine Pagé, une substantielle préface de Véronique Brouillette, qui met le texte en perspective et, surtout, en actualise le propos. Au capitalisme essentiellement national qui régnait alors, rappelle-t-elle, s’est substitué un néolibéralisme transnational. De plus, l’idéologie que transmet l’école, telle que désormais pensé par l’État, s’est elle aussi transformée dans des directions largement inédites, mais qui sont celles que ce néolibéralisme commande.

Un nouveau vocabulaire et de nouvelles pratiques sont donc apparues et doivent se comprendre en ce sens : relation consumériste à l’éducation, exigence de performance, compétition, écoles privées, écoles entrepreneuriales, écoles sélectives, partenariats publics/privés, bons d’éducation, capital humain, économie du savoir, et j’en passe.

Brouillette écrit, résumant en quoi cette situation, qui, si elle n’est pas celle qui prévalait en 1920, n’est pas non plus tout à fait une autre : « Une version actualisée [de ce livre] dirait que l’éducation est à l’image de l’idéologie dominante, que les valeurs prônées par cette idéologie (individualisme, performance, efficacité, efficience, etc.) sont reproduites dans le système d’éducation, ce qui contribue à maintenir, voire à creuser, les inégalités sociales. » À l’heure de l’austérité, voilà une lecture qui peut faire du bien, mais qui laissera aussi certains nostalgiques d’un syndicalisme plus militant.

Bonus : une biographie en BD
Une biographie d’écrivain — et donc un essai d’un certain genre — mais en bande dessinée? C’est bien là le défi que relèvent avec brio Cailleaux et Bourhis dans ce premier volet de ce qui sera, semble-t-il, un triptyque, consacré au poète, scénariste, collagiste et auteur de chansons Jacques Prévert (1900-1977).

Le volume s’ouvre en 1921, alors que Prévert fait son service militaire à Constantinople, où il rencontre le futur peintre Yves Tanguy ainsi que Marcel Duhamel. On les retrouve ensuite à Paris, habitant ensemble rue du Château, et rencontrant les surréalistes (Breton, Aragon, Desnos, etc.) et toute la faune artistique et littéraire du Paris avant-gardiste de cette époque. L’ouvrage se referme une dizaine d’années plus tard, alors qu’après avoir rompu avec Breton, Prévert commence à écrire et se tourne vers le cinéma : sa grande époque va débuter. Les auteurs ont eu accès aux archives familiales et donnent à voir un Prévert faisant la fête, révolté, animé d’un esprit libre et déjà magicien des mots. La forme picturale adoptée, loin des sages cases des bandes dessinées usuelles, correspond parfaitement au sujet et on attend avec impatience la suite des aventures du poète.

Publicité