Thoreau en bd et une défense de l’université

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Bien des gens pensent, avec raison selon moi, que la bande dessinée est non seulement un genre littéraire qui offre de grandes possibilités, mais aussi qu’il lui arrive de s’élever au niveau du grand art. Pourtant, et sans prétendre exprimer ici autre chose qu’une opinion d’amateur, il me semble que les rencontres très heureuses entre essai et BD sont plutôt rares.

On s’en souviendra peut-être, j’en ai évoqué une dans ces pages, il y a quelques années : il s’agissait de cette exceptionnelle biographie de Bertrand Russell, magnifiquement contée dans Logicomix. Eh bien, je viens de découvrir ce qui me paraît être une autre brillante réussite en matière de mariage entre essai et BD. Cette fois encore, c’est par le biais de la biographie que l’on a procédé.

Thoreau. La vie sublime, raconte en effet les dernières années de la vie du philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862) à Concord, au Massachusetts, où il habitait. Si vous connaissez Thoreau, vous serez heureux de retrouver l’univers si particulier de cet homme remarquable : la fameuse cabane au bord de l’étang de Walden où il s’isole durant de longs mois, expérience dont il tirera l’un de ses plus célèbres ouvrages; ses démêlés avec la justice, pour refus de s’acquitter de ses impôts (« Quand un gouvernement est injuste, la place de l’homme juste est en prison »); son amour de la nature et sa recherche d’une vie saine et dépouillée d’artifices (« […] sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie »); ses combats contre l’esclavagisme et contre la guerre; sa fascination pour les Amérindiens; ses rapports avec John Brown, le célèbre abolitionniste qui mènera, en Virginie, en octobre 1859, un fameux raid, effort infructueux pour déclencher une révolte chez les esclaves — Brown sera pour cela condamné à mort et pendu, une exécution qui est d’ailleurs racontée dans ce livre. Nombre des idées de Thoreau, il va sans dire, ont aujourd’hui encore — et peut-être même aujourd’hui plus que jamais — une forte actualité et une grande résonance, par exemple dans l’écologie et la simplicité volontaire.

Si cependant vous ne connaissez pas Thoreau, vous découvrirez ces thèmes par l’heureuse combinaison d’images magnifiques et de textes et de dialogues fort pertinents — et qui, parfois, citent directement les écrits de Thoreau — tout cela présenté d’une manière particulièrement pédagogique, au sens noble du terme, je veux dire sans didactisme.

Les auteurs ont eu la bonne idée d’inclure en fin de volume un entretien avec un spécialiste de Thoreau, occasion de revenir avec lui sur l’œuvre du philosophe et sur leur travail. Voilà donc un livre que je recommande chaudement et qui devrait combler les philosophes aguerris tout autant que les néophytes.

Quelle université et pourquoi celle-là?
J’ai la conviction que, trop souvent, collectivement, nous manquons bien moins de moyens que d’idées. C’est, me semble-t-il, beaucoup le cas en ce qui concerne l’université. De quelle université voulons-nous collectivement nous doter? Voilà la première et la plus fondamentale question à poser relativement à cette importante institution.

Dans : Une idée de l’université. Propositions d’un professeur militant, le philosophe Michel Seymour apporte justement ses réponses à cette question et, ce faisant, une fort bienvenue contribution à la discussion que nous devrions avoir à ce sujet.

Seymour dessine, à partir notamment des importantes idées de John Rawls (1921-2002), son idéal de l’université. Rawls, on le sait, a proposé, pour le dire très, très vite, une conception de la justice comme équité reposant d’une part sur un principe de liberté, mais aussi, d’autre part et crucialement, sur un principe de différence, qui nous enjoint de poursuivre des politiques qui admettent des inégalités si elles sont au plus grand avantage des plus démunis.

Le point de départ du livre se trouve là, et plus précisément dans l’idéal de juste égalité des chances que dessine Rawls et qui doit s’incarner en éducation. Seymour déploie cet idéal en six points (« égalité formelle, égalité de traitement, seuil minimal, politiques contre la discrimination, évaluation au mérite et interventions ciblées auprès des plus démunis »), avant de finement le défendre contre de possibles critiques (chapitre 1) et de l’appliquer à l’université (chapitre 2).

Pour ce faire, il avance, ce que Rawls n’a pas fait, une conception de l’université susceptible d’incarner, de faire advenir cet idéal. C’est à mon avis un moment fort de l’ouvrage. Seymour avance que cet idéal est, au mieux, servi par une université publique, par une université « qui transmet la culture, est au service de la collectivité par le développement d’expertises diverses et joue un rôle crucial dans le développement de l’économie nationale ». Il lui oppose une conception de l’université qui prend une place de plus en plus prépondérante aujourd’hui et qui la conçoit comme « une entreprise qui offre un produit à une clientèle étudiante, produit qui est fourni par des employés professeurs, ce qui nous force à entrer dans la logique de l’utilisateur-payeur ou, pire encore, dans la logique de l’étudiant-entrepreneur ».

Ce sont ces deux conceptions qui s’opposent aujourd’hui et Seymour, ayant pris vigoureusement position pour la première, examine ensuite plusieurs questions et enjeux actuellement débattus et qui ont, pour certains, été révélés par le Printemps érable. Il aborde ainsi notamment la question des frais de scolarité, celle du financement des universités, soulève la question de la qualité de la gestion de ces institutions, avant de nous inviter à en repenser la gouvernance, allant jusqu’à suggérer d’« envisager une modification des chartes et des statuts des universités québécoises ».

Riche, informé, généreux et raisonnable, cet ouvrage académique, mais dont l’auteur ne cache ni les valeurs qui l’habitent ni les convictions qui l’animent, constitue selon moi une remarquable contribution à notre discussion collective sur un enjeu dont chacun doit convenir qu’il est de toute première importance.

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