Nous sommes nombreux à souhaiter que se fasse, plus et mieux, ce salutaire rapprochement entre les deux cultures, celle des humanités et celle de la science, un rapprochement que C. P. Snow appelait de ses vœux dès 1959. Les deux superbes ouvrages consacrés à la science dont je vous parle cette fois contribuent, chacun à leur manière, à l’atteinte de ce noble et ô combien important objectif.

Je le regrette souvent, mais bien des scientifiques, tout occupés à leurs travaux, ne prennent guère (ou n’ont guère…) le temps de s’intéresser à l’histoire des sciences ou même à celle de leur propre discipline.

Armand Marie Leroi, biologiste éminent, va pourtant être amené à se pencher sur l’histoire de la sienne et plus précisément sur les contributions d’Aristote à la biologie.

Tout commence alors qu’à Athènes, il met la main sur les écrits d’Aristote et en particulier sur son ouvrage intitulé Histoire des animaux. L’ouvrant, il lit un passage sur les coquilles, un sujet qui l’avait passionné quand il était jeune : il ne peut s’empêcher de noter la perspicacité du philosophe.

J’avoue être un fervent admirateur d’Aristote, qui est pour moi un des plus grands esprits qui fut, toutes époques confondues. Je reconnais bien entendu que l’astronomie et la physique ont dû, pour devenir les sciences qu’on connaît aujourd’hui, dépasser Aristote, dont certaines des idées faisaient obstacle à leur apparition. Il n’y a rien d’étonnant à cela : Aristote vivait il y a plus de deux millénaires (il est né en 384 av. J.-C.) et la science restait à inventer.

On lui fait souvent le même reproche pour la biologie. Ce livre montre au contraire qu’Aristote a été un formidable biologiste. Mieux, et en un mot : il a inventé la biologie!

Pour le montrer, Leroi, avec les écrits sur la biologie d’Aristote en main, nous amène sur les traces du philosophe, jusqu’à cette lagune près de Lesbos où il réalisa ses observations, ses dissections, et où prirent naissance ses idées et, avec elles, la biologie.

Aristote commet des erreurs, sans doute, il se trompe, spécule et erre. Mais au total, le bilan de son legs reste extraordinaire. Il comprend l’importance de l’observation, dissèque, se méfie des généralisations hâtives et de l’imposition de structures a priori au réel.

Des exemples? Il pratique la « biologie comparative », et nous pousse à « prêter attention à la structure organisationnelle des êtres vivants » au point où on pourrait presque « imaginer qu’il fait de la génétique moléculaire avant la lettre ». Aristote ignore évidemment tout de l’ADN, mais le fait demeure : il a compris que « la source immédiate du plan que nous percevons dans les êtres vivants » est « l’information qu’ils ont hérité de leurs parents ».

Ce livre superbement écrit vous fait voyager dans l’espace et le temps, et rend vivants les lieux où il vous transporte.

Et l’admirateur d’Aristote que je suis en est sorti plus impressionné encore du legs du philosophe et de sa contribution à la création de la science…

Un astronome chez les philosophes et les sociologues

L’éminent astronome québécois Jean-René Roy a eu à donner, à de futurs enseignants en sciences du secondaire, un cours sur le thème « Sciences et société ». Il en a tiré un superbe livre.

Cette fois encore, voici donc un scientifique plongé dans des univers où les scientifiques ne s’aventurent guère d’ordinaire – il s’agit cette fois d’histoire, de philosophie et de sociologie des sciences.

Roy attire d’abord notre attention (chapitre 1) sur des découvertes scientifiques majeures (ADN, relativité, par exemple) et sur certains des bienfaits que nous avons retirés de la science, jusque dans notre vie quotidienne (GPS, alimentation, biotechnologies, Teflon, Internet).

Il en vient ensuite (chapitres 2 et 3) à la cruciale question de la définition de la science. Il offre alors un beau et clair survol critique de problèmes rencontrés en philosophie des sciences et des théories avancées pour les résoudre. Le philosophe que je suis a été heureux, en particulier, de voir le grand Mario Bunge souvent évoqué dans ces pages.

Les chapitres suivants se penchent sur les liens entre la science et la société, le politique et les enjeux éthiques de la recherche scientifique, sans négliger la participation, qui se produit parfois, de scientifiques à des projets moralement douteux.

L’auteur s’inquiète pour finir, et avec raison, de l’ignorance de la science par le grand public. Lire ce livre est un premier pas dans la bonne direction, celle de la familiarisation avec la science, avec les belles et souvent stupéfiantes réponses qu’elle nous apporte, mais aussi avec les questions, certaines graves, qu’elle pose à chacun de nous.

Pour cette nouvelle édition (2017), Roy, qui après avoir quitté l’université vient de passer de nombreuses années dans des institutions de recherches prestigieuses, a ajouté une précieuse postface à l’ouvrage paru en 1998.

Il y revient notamment sur de notables percées scientifiques récentes (boson de Higgs, ondes gravitationnelles, exoplanètes, CRISPR, en matière de santé) et sur les transformations en cours de la vie scientifique – via le numérique, l’apparition de nouveaux acteurs sur la scène scientifique internationale et par la place prise par les femmes.

Mais il y revient surtout sur ce que je pense être le plus important message de son livre : cette souhaitable collaboration entre sciences sociales, philosophie et sciences naturelles, pour mieux éclairer la nature et le fonctionnement de la science, son rôle dans la cité, les espoirs qu’elle fait naître, les menaces qui pèsent sur elle, mais aussi les craintes qu’elle peut susciter, ainsi que les dangereuses attaques, certaines obscurantistes, dont elle est parfois l’objet.

Comment, devant tous ces défis, ne pas souhaiter, avec Roy, ce front commun (des sciences sociales, de la philosophie et des sciences naturelles) qu’il appelle de ses vœux?

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